Georges Lavaudant n’en a décidemment jamais fini avec Le Roi Lear. Témoin cette troisième mise en scène de la pièce de Shakespeare servie par une distribution impeccable.
« Et maintenant, dieux, dressez-vous pour les bâtards ! » Par cette invocation, Edmond ponctue un monologue où lui, le fils illégitime de Gloster, non seulement entend faire valoir ses droits, mais argumente qu’étant, contrairement à son demi-frère Edgar, un enfant du plaisir, il est en réalité, le seul légitime. Son père en ouverture de la pièce lui donne presque raison, qui se remémore avec gourmandise les conditions agréables ayant présidé à la conception en dehors du lit conjugal de ce rejeton mal venu.
En découvrant la mise en scène du Roi Lear par George Lavaudant à la Comédie de Caen, il est frappant de voir à quel point la pièce de Shakespeare insiste sur la question de la filiation. Il y a d’un côté les pères à qui tout est dû, à commencer par le respect ; et, de l’autre, les enfants, en l’occurrence les trois filles de Lear et les deux fils de Gloster. Cette crise de la filiation est aggravée par l’âge des aînés et par l’impatience d’une partie de leur progéniture. Dès le début de la pièce, la crise atteint un paroxysme qui ne peut déboucher que sur la folie ou l’aveuglement, la réalité devenant insupportable à voir.
En installant la couronne royale sur une table basse face au manteau d’hermine ouvert déployé sur une chaise, tandis que Lear debout s’apprête à partager, comme on le ferait d’un gâteau, son royaume entre ses filles, Georges Lavaudant suggère qu’à la décision fatale préexistait une vacance du pouvoir. Comme si, avant de se fourvoyer définitivement, Lear avait déjà perdu de son autorité, voire de sa tête. D’où son irritation devant la réponse, à ses yeux trop raisonnable, de Cordelia à sa demande de dire à quel point elle l’aime. Quant à Gloster, il apparaît tout d’abord comme un barbon superstitieux, qu’Edmond ridiculise en douce.
De l’égarement naît le chaos. Cette confusion absolue est maîtrisée à la perfection par Georges Lavaudant. Il faut dire qu’il s’appuie sur une distribution hors pair. Interprétés respectivement par Jacques Weber et François Marthouret, Lear et Gloster sont dans la folie comme dans la douleur d’une humanité touchante et juste ; tous deux assumant leurs personnages avec infiniment de tact et un sens très sûr de la nuance. Précisons que dans ce spectacle, pour la plupart, les héros, quel que soit le camp dans lequel ils se situent, ne sont pas d’un bloc. Ils ont plusieurs visages. Cordelia (Bénédicte Guilbert), par exemple, n’est pas seulement la jeune fille frêle et pure qu’on voit souvent en elle. Elle défend farouchement ses positions et apparaît vers la fin en guerrière le bras protégé par une armure.
Goneril et Régane, telles que les interprètent Astrid Bas et Grace Seri sont des monstres d’égoïsme et de cruauté, mais elles laissent en même temps filtrer dans leur jeu une dimension plus complexe, que fait ressortir leur attirance sexuelle pour Edmond. De ce dernier, incarné par Laurent Papot face à Thibaud Vinçon en Edgar, on peut dire que l’ambiguïté est l’atmosphère même dans laquelle il évolue. En écho à ce patchwork d’identités fluctuantes, le jeu de Manuel Le Lièvre dans le rôle du fou pétille d’une inventivité inépuisable. Il est à lui seul une galerie de figures différentes, campant au passage, quand il ne se transforme pas en rocker survolté, un impayable François Hollande.
Résultat de ces nombreux effets de miroirs déformants, quand au sein du maelström qu’il a contribué à déchaîner, Lear demande soudain : « Qui peut me dire qui je suis ? », le comique de sa question donne dans un contexte aussi tragique la mesure du dérèglement général. Comme si du plus profond de la catastrophe résonnait un rire à la fois sardonique et impitoyable.
Le Roi Lear, de William Shakespeare, mise en scène Georges Lavaudant, au Théâtre de la Porte Saint-Martin (Théâtre de la Ville hors les murs), du 3 au 28 novembre. Puis en tournée.
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