Avec Le Genou d’Ahed, Nadav Lapid signe un film qui carbure à l’urgence et à la rage. Mais aussi à la pensée. En salles mercredi 15 septembre.
Un mot vous percute en découvrant Le Genou d’Ahed, film justement récompensé du prix du Jury au Festival de Cannes : celui de « viscéral ». Un adjectif tellement usé par la critique qu’on a le sentiment qu’il a perdu son sens : « relatif aux viscères, profond et déraisonné ». Les deux définitions s’appliquent à ce quatrième film de Nadav Lapid, tant sa brutalité (dans la forme comme dans le discours) paraît inouïe, et tant l’œuvre semble aussi électrique que mal aimable, voire antipathique comme l’était déjà Synonymes. Rien d’étonnant à cela : le cinéma de Lapid malmène le spectateur pour l’emmener dans des zones troubles où il est confronté à l’état du monde mais également à sa propre vérité, sa propre ambivalence. Regarder un film de Nadav Lapid, c’est donc prendre le risque d’être violenté en son corps et son âme. Mais à l’inverse de Titane, ce coup de force est toujours au service d’une réflexion droite et dialectique qui met le cinéaste face à ses propres contradictions au lieu, comme chez Ducourneau, de traiter dix sujets à la fois, en un programme très convenu.
Dans l’urgence
Si l’adjectif « viscéral » – ce qui désigne d’abord les viscères, c’est-à-dire l’intérieur de l’être, ce qui l’agite au plus profond – s’applique si bien au Genou d’Ahed, c’est d’abord que c’est une œuvre quasi autobiographique, réalisée en quelques semaines, avec un budget modique. C’est ce que nous raconte Lapid dont on ne voit pas le visage. Replié loin du Palais du Festival, pour cause de « cas de contact déclaré » le lendemain de la projection du film, il nous parle d’une voix enrayée par les ondes, sur une application multimédia, répétant à l’envi combien ce film a été réalisé dans « l’urgence ». « Cette urgence est notre seule vérité. On est parti quelques mois après l’écriture en tournage sur les lieux où ça s’était déroulé. L’urgence a pris le pas sur le confort de la fabrication alors que j’aurais pu prendre mon temps et trouver une meilleure aide financière après mon Ours d’Or pour Synonymes. Mais je ne pouvais pas attendre. J’avais mis un an et demi à écrire Synonymes. J’ai mis quelques semaines pour concevoir celui-ci. ».
En 2018, Lapid comme Y, son personnage principal, est appelé à venir présenter le merveilleux L’institutrice (2014) dans le désert au sud d’Israël. Il y rencontre une fonctionnaire du ministère de la Culture, laquelle n’a rien à voir avec l’image stéréotypée qu’il se faisait d’un agent gouvernemental : « cette femme était étonnante, très curieuse, très respectueuse envers mes films, très enthousiaste. Elle ne méritait que la sympathie et soudain, à la fin de la discussion, elle a mentionné un formulaire que je devais signer, sans quoi l’échange avec le public ne pourrait pas avoir lieu. Je devais mentionner précisément de quels sujets j’allais parler avec les spectateurs du film. »
Interloqué, Lapid en discute avec la jeune femme, laquelle finit par avouer ne pas être fière d’exercer une telle censure. Interloqué, le cinéaste appelle une amie journaliste, laquelle est encore plus sidérée par cette confession que par la mission de contrôle dont elle a été chargée : « J’étais moi-même étonné mais au niveau de l’étonnement que vous pouvez vous autoriser dans un pays où plus rien ne vous étonne. Plus rien de négatif ne nous étonne plus en Israël. ». La journaliste lui demande de retourner voir la fonctionnaire et de réussir à obtenir ses aveux une seconde fois et de les enregistrer. Mais après une longue réflexion dans le désert, le cinéaste y renonce, refusant de briser la carrière de cette femme. Dépité, il signe le formulaire, acceptant de se plier à ces directives qu’il déteste. Miracle de l’art, miracle de la fiction, miracle du récit : dans Le Genou d’Ahed les choses se déroulent différemment. Dans le film, au terme d’une scène épuisante, Y obtient les les aveux qui permettent à Lapid de pousser un cri d’amour-haine à l’encontre de son pays, exactement comme le faisait le personnage interprété par Tom Mercier dans Synonymes.
Regarder l’abîme
Cette fois, il donne le rôle de son double de cinéma à l’acteur, metteur en scène et chorégraphe Avshalom Pollak, une figure connue en Israël, le rappelle Lapid. Il y a presque trente ans, il a joué un rôle dans une série télé populaire en Israël grâce à laquelle il est devenu une vedette. « À cause de ça, j’imagine, il a abandonné le jeu et est devenu chorégraphe. J’adore le regarder : on dirait qu’une vie entière est écrite sur ses yeux ! Quand il a accepté le rôle d’Y, il craignait de devenir moi. Il fallait qu’il se trouve quelque part à mi-chemin entre lui et moi. Je n’aime pas trop diriger les acteurs avec des analyses psychologiques. Ce que je cherche est une mélodie qui passe par les corps et les voix. Je lui ai dit qu’Y était quelqu’un qui, à tout moment, peut tomber par terre et s’écrouler. Il a déjà le goût du sable dans la bouche. Résultat : il y a une grande similitude entre lui et Y dans ce mélange de vulnérabilité et de violence. ».
Contrairement à tant de films de dénonciation politique, Lapid ne se contente pas – grâce à son double de cinéma – de regarder les évènements et de les juger de haut pour mieux les pourfendre. Au contraire, à plusieurs reprises, ce Y hautain, méprisant, sûr de se trouver du côté du Bien, retourne la caméra contre lui pour que le spectateur puisse le juger : « Y est atroce. Tellement suffisant ! Il y a une phrase de sa mère qui résume bien tout ça : ‘‘il n’y a pas de survivants ici !’’. Il n’y en a pas car nous avons tous été contaminés par une société malade, nous sommes tous devenus malades. Quand vous êtes tout le temps dans une forme de résistance, vous déshumanisez la vie, l’univers, les autres et vous-mêmes. Vous êtes dans une forme d’opposition à tout ce qui fait que l’autre devient un ennemi. Vous luttez contre le dragon du pays et vous-mêmes devenez un dragon. Il y a une phrase de Nietzsche qui résume exactement ce phénomène : « vous regardez l’abîme, et ce que vous voyez est votre propre visage. ».
Le film est riche en morceaux de bravoure, en scènes à mi-chemin entre la chorégraphie et la performance. Notamment, toutes celles où Y raconte à Yahalom (Nur Fibak), la fonctionnaire, le souvenir traumatisant de ses années dans l’armée. La caméra enferme les protagonistes dans des cadres ultra-serrés comme des barreaux étouffants. Un chef force ses soldats à avaler du cyanure pour ne pas être pris en otage. Une fois encore, Lapid s’inspire d’une expérience vécue : « j’ai fait mon service militaire dans une petite base à la frontière avec la Syrie et le Liban. Une base qui a été occupée pendant la guerre de Kippour par les Syriens et où de nombreux soldats ont été torturés. Il y avait d’anciens soldats qui avaient survécu et qui nous expliquaient quelles tortures nous attendaient. D’où l’idée qu’il valait mieux mourir plutôt que d’être pris. Ce que j’essaye de montrer dans ces scènes confirme ce que j’évoquais précédemment. En Israël, comme dans l’armée, nous avons trois options : être le tortionnaire, c’est-à-dire le diable, être la victime ou alors l’observateur, l’artiste, celui qui regarde à distance en se pensant supérieur et tirant un plaisir esthétique de tout ça. Mais aucune option n’est la bonne. Qu’est-ce que signifie être bon dans une situation mauvaise, dans un pays où règne le pire ? Personne n’est bon. »
Tordre la caméra
Ces questions agitent le cinéaste depuis Le policier, son premier film en 2011. Tourner Le Genou d’Ahed ne signifiait pas seulement dénoncer mais pousser un cri déchirant à l’endroit de cette Terre Promise devenue rêve perdu. Au moment où ont eu lieu ces évènements, le cinéaste était en train de perdre sa mère, jusqu’alors monteuse de tous ses films. Il lui fallait donc revenir dans la tourmente de ce moment trouble, partagé entre les injonctions politiques, la signature du formulaire, cette fonctionnaire si aimable et la mort de sa mère. Il fallait retourner sur les lieux, afin de comprendre ce qui s’y était joué exactement, tout en effaçant d’un geste cinématographique fracassant le sourire de tous ses compatriotes du côté du Bien, alors que leur apathie cautionne la politique de la terreur. « Si je voulais trouver la vérité de tout ça, comprendre ce qui nous échappe, attraper les choses, je devais trouver la mise en scène de l’urgence et de l’instant. ».
Comment raconter à quelqu’un qui n’a jamais vu un film de Lapid à quoi ressemble son cinéma ? Comment parler de cette caméra, libre comme un pinceau, instrument dégénéré, agi par des forces électriques reliées au cœur du cinéaste comme à une batterie. La caméra déraille, monte, descend, s’agite, se retourne, s’envole et tremble : « Si je devais comparer ce film à un courant d’art plastique, ce serait l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock se ruant sur la toile avec un pinceau. Faire ça avec une caméra n’est pas évident. Je veux aller avec la caméra au-delà de la démonstration des choses, au-delà du concret. C’est difficile, car la caméra, c’est du concret. Il faut la forcer, la tordre, l’abattre pour la sortir de sa position naturellement distante et froide. Mon rôle de réalisateur est de la déséquilibrer. Si la caméra souffre, elle montre combien ce film est malade. ».
Plusieurs fois au cours de l’entretien, l’application nous a lâchés, interrompant la conversation. Elle fut parfois difficile à rétablir d’un point de vue technique mais jamais du point de vue du discours. Plusieurs minutes avaient pu s’écouler et Lapid reprenait la discussion là où elle avait été interrompue dans un français limpide, s’exprimant avec une grande précision de pensée. Ce peut-être une définition de son cinéma : déséquilibré dans la précision là ou Ducournau fait le choix de la violence et du tapage plastique pour masquer le manque de rigueur de sa réflexion. Si le dictionnaire définit « viscéral » comme profond et déraisonné, ce n’est donc pas exactement ça car ce cinéma des viscères est tout sauf déraisonné.
Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid, avec Avshalom Pollack et Nur Fibak, Pyramide Distribution, sortie le 15 septembre.
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