La première création contemporaine du festival d’Aix-en-Provence est une pure merveille, Innocence de Kaija Saariaho, vaste fresque mise en scène par Simon Stone. Notre critique nous raconte la première.

Malgré ses quatre siècles d’existence, l’opéra se porte comme un charme. On annonce souvent sa déroute, sa décadence, sa dégringolade ; ses détracteurs (si si, il y a en a…) serinent que l’opéra est un art moribond ne répondant plus à l’urgence du présent ; la métastase sénile d’un théâtre bourgeois, réservé à une élite. Entraînez donc ces fâcheux voir Innocence, le dernier opéra de Kaija Saariaho, et leurs arguments tomberont comme ces phalènes foudroyés par l’aurore.

Cette création est même la preuve qu’avec un vrai sujet, un excellent livret, une mise en scène au cordeau, des interprètes superlatifs, et bien entendu une partition de haute volée, l’art lyrique frappe sans doute encore plus fort que le théâtre ou le cinéma, en ce qu’il convoque tous les sens pour atteindre son objectif. Voilà un opéra coup-de-poing, qui kidnappe le spectateur, le malmène, le violente, l’entraîne dans un univers redoutable et fascinant, dont on sort hagard, groggy et sidéré, comme après un tour de grand huit.

Le sujet est on ne peut plus actuel : au cours des noces de leur fils, les parents s’isolent pour débattre d’un secret qu’il faut, ou pas, dévoiler à la jeune mariée. On comprend peu à peu qu’ils ont un autre fils qui, dix ans plus tôt, a surgi dans l’école locale pour fusiller dix élèves de pays différents. Et l’assassin vient d’être libéré…

On s’en veut de « spoiler » un livret construit comme un thriller psychanalytique, mais l’intrigue réserve d’autres surprises. Admirablement scénographiée par Chloe Lamford, la mise en scène de Simon Stone propose un cube posé sur tournette, qui nous montre à la fois la salle du mariage -au présent- et le drame du lycée -au passé. Les temps se télescopent et les fantômes des élèves morts prennent tour à tour la parole, chacun dans sa langue et sa tessiture. On revit ces moments terribles, auquel on assiste avec un sentiment de voyeurisme poisseux, comme si l’on nous forçait à regarder par le trou d’une serrure. Le tour de force est d’être parvenu à rendre homogène cette intrigue chorale et poly-temporelle, qui rappelle certains films de Robert Altman ou la structure narrative, plus récente, des séries télévisées. 

En cela, le livret de la romancière finlandaise Sofi Oksanen est d’une remarquable rigueur formelle et d’une efficacité glaçante. Chaque personnage a son identité, sa langue, son drame, son spectre. 

Homme de théâtre mais aussi de cinéma, Simon Stone s’est moulé dans ce tourbillon dramatique fondé sur le trauma, la culpabilité et le non-dit avec une extraordinaire virtuosité. On est d’autant plus admiratif que la veille, sur la même scène du grand théâtre de Provence, il nous imposait un Tristan d’une désarmante vacuité. Comme quoi nous sommes tous des êtres faillibles, et cette Innocence ne raconte rien d’autre : chaque personnage possède un secret, une part d’ombre, lesquelles se dévoilent peu à peu.  

La distribution ne mérite que des éloges et l’on s’en veut presque de ne pas tous les citer. Remarquable Sandrine Piau, dans le rôle de la mère ; envoutante Magdalena Kozena, au regard halluciné et tragique, qui pleure le fantôme de sa fille ; la palme est toutefois remportée par l’incroyable Vilma Jää. Spécialiste des traditions finno-ougriennes et de chant runique, cette jeune finlandaise pratique une technique vocale unique, et Saariaho a écrit directement pour elle. Le résultat est une sorte de plainte bouleversante, un cri engorgé d’une singulière douceur qui saisit et enivre.

La partition de la compositrice finlandaise, qui signe ici son sixième opéra en vingt ans, est d’une profonde originalité, en ce qu’elle ne se rattache plus à telle ou telle école formelle (on sait combien les Français restent sensibles à ces clapiers) et impose sa langue, son rythme, sa réalité intime. De son propre aveu, Saariaho a cherché à retrouver la concentration temporelle d’un Wozzeck, d’une Elektra (1 h 45) et Innocence n’a pas à pâlir devant ses grands ainés. Par la modernité universelle de son propos et la bouleversante sincérité de sa musique, il y a fort à parier que cet opéra sera encore monté dans un demi-siècle. Il faudra juste trouver un dispositif scénique aussi probant, aussi implacable, que celui proposé par Simon Stone. Il faudra également trouver des musiciens aussi engagés que le London Symphony Orchestra sous la baguette magistrale de Susanna Mälki.

Saariaho, Oksanen, Mälki : trois Finlandaises pour un chef-d’œuvre.

Innocence, Kaija Saariaho, direction musicale, Susanna Mälki, mise en scène, Simon Stone, avec Magdalena Kozena, Sandrine Piau…Grand Théâtre de Provence, jusqu’au 12 juillet.