Kaija Saariaho est une des plus exceptionnelles compositrices vivantes. Elle crée pour le festival lyrique d’Aix-en-Provence Innocence, un ambitieux opéra à treize personnages, au livret écrit par Sofi Oksanen et mis en scène par Simon Stone. Rencontre.

Vous définissez Innocence comme une fresque : cela signifie-t-il que cet opéra est radicalement différent de ce que vous avez fait jusqu’à présent ? 

La forme n’est pas radicalement différente pour moi, mais le matériau l’est. C’est un grand format qui implique une complexité et une profusion de personnages inédits. Jusqu’ici, mes livrets étaient plutôt intimistes, je n’étais jamais allée au-delà de quatre chanteurs solistes dans l’écriture de mes opéras. Et là, treize personnages sont sur scène, ce qui ajoute de la complexité à tous les niveaux. D’autant plus que j’utilise neuf langues. Et sur ces treize personnes sur scène, seuls six chantent de manière classique, les autres poursuivent un chant folklorique, ou un sprechgesang, ou parlent. Ce qui engendre une complexité de palette que je n’avais encore jamais expérimentée. 

Cela implique je le suppose différentes écritures vocales, écrivez-vous ces différentes partitions dans un même mouvement ? 

Ce travail était très long et différencié. La préparation du livret, la traduction de certains passages pour accéder à des langues que je ne parle pas moi-même, et après tout cela, la composition de l’opéra m’a pris trois ans. J’avance de manière linéaire. En cela, je travaille comme une peintre, j’écris directement pour orchestre, je ne fais pas une version préliminaire pour piano. Une difficulté était de permettre que chaque personnage se reflète dans l’orchestre de manière différente, de leur octroyer à chacun une identité musicale. Je travaille sur une timeline, un schéma, sur lequel j’inscris les éléments qui évoluent, mais aussi ceux qui manquent, jour par jour, année après année…

Vous êtes une grande lectrice, est-ce d’un livre que naît l’idée de l’opéra ? 

Cela peut arriver. Mais souvent les premières idées apparaissent plutôt à travers une ambiance, un sentiment, des idées, et après je cherche un texte qui viendrait les incarner dans des mots et une narration, ou bien je décide de travailler avec un écrivain. J’aime collaborer avec des artistes venant de disciplines différentes. 

C’est vous qui vous êtes adressée à Sofi Oksanen. Lui avez-vous demandé de créer un si grand nombre de personnages ? 

Oui. Je voulais treize personnages, en pensant à La Cène de Leonardo da Vinci, dans l’église Santa Maria delle Grazie à Milan. J’imaginais comment chacun de ces personnages vit ce dernier repas, mais ce qui m’intéressait aussi, était de savoir comment chacun de nous, visiteurs, reçoit cette peinture. Il y a beaucoup de gens qui viennent de pays différents, porteurs de cultures différentes, et qui se rencontrent devant cette œuvre d’art, si personnelle pour chacun. Cette première image n’est pas ainsi représentée dans l’opéra, mais l’idée demeure : multiplier les expériences individuelles et étrangères les unes aux autres, au même moment, dans un même lieu. Ainsi nous avons commencé à construire cette fresque humaine que j’avais imaginée.

Vous avez longtemps composé des opéras en français, notamment par votre collaboration avec Amin Maalouf, mais depuis Only the Sound Remains (2018), avez-vous eu le besoin de vous libérer du français ? 

Je ne dirais pas libérer, mais oui, j’ai toujours la volonté de me renouveler d’œuvre en œuvre, et en effet dans Only the Sond Remains, j’ai voulu faire vivre la langue d’Ezra Pound, qui m’a servi de livret. Ici, j’ai voulu aussi faire quelque chose de différent, mais aussi refléter ma propre vie : je passe sans cesse d’une langue à l’autre, et je crois que c’est une expérience partagée aujourd’hui avec beaucoup de gens, notamment les jeunes. Or chaque langue induit une prosodie, une musique, je voulais développer cette multiplicité dans un contexte aussi large qu’un opéra. Ce fut un défi. 

Sofi Oksanen est célèbre pour son talent romanesque, notamment pour Purge qui fut un succès mondial il y a quelques années, mais plus récemment pour Le Parc à chiens, roman d’une efficacité redoutable. Est-ce cela qui vous a attirée chez elle ? 

Oui, j’aime beaucoup sa personnalité, sa faculté à construire des personnages, des situations dramatiques. Je ne la connaissais pas bien, j’ai découvert quelqu’un de très droit, directe, et j’aime ça. J’ai aussi apprécié de travailler en finnois, la langue originale du livret. Nous avons ainsi pu développer de nombreux détails ensemble, avec Sofi, et aussi Aleksi Barrière, qui a créé la version multilingue du livret.

 Je travaille comme une peintre, j’écris directement pour orchestre .

L’opéra s’intitule Innocence mais à en connaître l’intrigue, il semblerait plutôt un récit de culpabilité collective, non ? 

Personne n’est jamais innocent. C’est déjà le cas dans La Cène de Leonard de Vinci. 

Simon Stone, lorsqu’il évoque votre musique, parle de son humanisme. Je connais votre attachement à Simone Weil, l’humanisme est-il un mot dans lequel vous vous retrouvez particulièrement ? 

Je ne pense pas en ces termes, la musique est d’abord un art abstrait. Cependant, la musique peut révéler la créativité de l’esprit humain et sa capacité à nous bouleverser, et en ce sens elle participe d’une forme d’humanisme.

Abordez-vous aussi chaque nouvelle œuvre comme un défi technique ? 

Il faut de la technique pour réaliser ses idées de manière satisfaisante, ce n’est pas une fin en soi. J’ai besoin d’imaginer, de résoudre des situations inédites, et d’éviter le maniérisme à toutes les étapes du travail. Utiliser son expérience, mais pour avancer, si possible. Je cherche aussi à approfondir et enrichir ma musique.

Pour la mise en scène, vous avez longtemps travaillé avec Peter Sellars, mais vous initiez pour Innocence une première collaboration avec Simon Stone, est-ce un défi aussi pour vous ? 

Au début, c’est toujours un défi, parce que l’équipe appartient à une autre génération que la mienne, et qu’ainsi leurs références et repères sont différents des miens. Je les ai découverts, et les ai trouvés très inspirants. Partager le monde avec une plus jeune génération, c’est apprivoiser une autre vision du monde. 

Y a-t-il des opéras qui vous servent de référents à l’écriture ? Je pense par exemple au Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen auquel on pense connaissant votre travail lyrique…

Il y a des œuvres qui m’ont inspirée, d’autres qui m’ont encouragée. Saint François d’Assise m’a encouragé à écrire un opéra. Parce que c’est une œuvre inhabituelle, qui offre sa propre perception du temps, parce qu’il s’empare d’une histoire qui ne s’inscrit pas dans la tradition de l’opéra. Cela été très important pour moi de découvrir cet opéra, et la mise en scène de Peter (Sellars). Et il y a beaucoup d’autres œuvres qui m’ont inspiré pendant ma vie de compositrice : Tristan und Isolde, Don Giovanni, Wozzeck, des œuvres de Monteverdi, mais aussi les Passions de Bach, qui peuvent être considérées comme ses opéras.

À la direction musicale, vous collaborez une nouvelle fois avec Susanna Mälkki. Dans quelle mesure cette proximité avec la cheffe vous est nécessaire ? 

Pour la création mondiale d’une œuvre aussi complexe qu’Innocence, c’est essentiel d’avoir un chef d’orchestre qui connaît déjà ma musique. J’ai besoin d’un chef qui ne pense pas que ma musique est une espèce d’impressionnisme qui flotte dans de belles couleurs, il y a une architecture solide, et très méditée derrière. 

Et les interprètes ? À quel moment les avez-vous choisis ? 

Il y en a quelques-uns à qui je pensais dès l’écriture, je connais leurs voix, donc je peux écrire en y pensant. On a toujours besoin de règles au moment de la composition, et les limites d’une voix précise permettent justement de circonscrire le travail. J’ai donc écrit avec par exemple en tête la voix de Magdalena Kozena, de Vilma Jää, la jeune chanteuse folklorique, ou Lucy Shelton pour le soi-disant Sprechgesang. Car ce n’est pas un Sprechgesang comme dans Pierrot Lunaire, nous avons voulu avec Lucy trouver un lieu neuf, entre la parole, la prosodie et le chant, mais hors des règles que l’on trouve par exemple chez Schönberg. 

Une nouvelle fois, on retrouve un chœur dans votre opéra, joue-t-il un rôle particulier ? 

Le chœur joue souvent un rôle ambivalent dans mes opéras : parfois personnages, parfois non. Ici, j’ai voulu laisser au metteur en scène le choix de les disposer scéniquement. Ils sont parfois les échos des voix des solistes, parfois un pont entre l’orchestre et la voix chantée. Ici je n’ai pas un groupe concret de personnages, comme cela a pu être le cas dans L’Amour de loin. Avec Amin Maalouf, nous avions écrit ensemble ces voix du chœur, mais dans Innocence, le chœur n’a pas son propre texte. 

Vous avez déclaré qu’après Innocence, vous ne vouliez plus faire d’opéra, en tout cas d’une telle ampleur…

Pour l’instant, cela me semble évident. Je n’ai pas encore entendu la totalité d’Innocence, mais je crois que l’expérience de cette complexité, je l’ai maintenant vécue, je n’y reviendrai pas. Ceci dit, je ne pense pas abandonner le travail sur la voix. 

 Personnellement et artistiquement, que retiendrez-vous de cette pandémie ? 

Cette période, lourde pour chacun, va me marquer pour le reste de ma vie, en espérant que cela nous a réveillés, et que cela nous mène aussi vers des choses constructives qui en émergeront. 

Innocence, opéra en cinq actes de Kaija Saariaho, direction musicale Susanna Mälkki, mise en scène Simon Stone, avec Magdalena Kozena, Sandrine Piau…du 3 au 12 juillet au Grand Théâtre de Provence, Festival d’Aix-en-Provence.