On avait gardé un souvenir ébloui des Bêtes du Sud sauvage (2012), film généreux et magique dont la vigueur lyrique puisait dans la beauté sauvage des paysages de la Louisiane. On se demandait ce que devenait Benh Zeitlin, son réalisateur. Rencontrait-il des difficultés à franchir l’obstacle du deuxième film ? Echouait-il à exprimer son tempérament et sa verve fougueux dans les canons de production du cinéma hollywoodien ? Nous nous interrogions… Et puis voilà que, sans crier gare, nous arrive Wendy. Et voilà, qu’une fois de plus, nous sommes éblouis.

Depuis combien de temps n’avions-nous vu un film d’une telle grâce ? D’un tel loisir, d’une telle spontanéité, d’une telle ardeur ? Un film si plein de gestes débraillés, de gestes déliés, de gestes ouverts ? Un film saturé d’enthousiasme, de cris de joie, de chants puissants ? C’est que dans Wendy tout est élan,  jaillissement, bond. Wendy en effet est d’abord une course : la course d’une bande d’enfants cavalant sans entraves dans un paysage luxuriant, ivres de liberté, saouls de la splendeur du monde. Une bande d’enfants courant  derrière leur chef, un petit gamin noir qui porte un nom que vous connaissez déjà : Peter Pan. Wendy propose une réécriture de la célèbre histoire de J.M. Barrie adaptée par Disney. Une réécriture audacieuse et inspirée dont nous avons longuement parlé avec son auteur. Non pas par Skype, Zoom ou téléphone mais en chair et en os dans un hôtel du Marais où, un peu par miracle, tel Peter Pan s’affranchissant des pesantes chaînes du réel, Benh Zeitlin séjournait en novembre dernier.

Retrouvez l’intégralité de l’interview dans le numéro juin/juillet

Wendy n’est pas seulement une adaptation de Peter Pan. C’en est une véritable recréation, non ?

Oui, c’est une réinvention totale de Peter Pan. Je me suis rendu compte que si beaucoup de gens savent qui est Peter Pan, et comprennent ce qu’il représente, ils ne sont pas capables pour autant de raconter l’histoire dans le détail. C’est sans doute que Peter Pan est devenu un mythe qui excède le personnage et le récit dans lequel il s’inscrit. Peter Pan est devenu quelque chose comme le saint de la jeunesse, le dieu de la jeunesse. Mais quand on lit le roman de Barrie et qu’on regarde les films qu’il a inspirés, on se rend compte qu’ils contiennent des ingrédients racistes, misogynes et colonialistes.C’est pourquoi j’ai voulu me débarrasser de son texte afin de retrouver ce que le mythe de Peter Pan a d’universel. Avec ma sœur Eliza, la coscénariste du film, nous avons refaçonné l’histoire afin d’essayer de nous confronter aux questions posées par ce mythe. Certains ont fait de cette histoire une histoire d’amour. D’autres celle d’un homme âgé qui se souvient de sa jeunesse. Mais avant tout c’est une histoire sur ce moment précis où on sent qu’on est en train de perdre sa jeunesse. C’est une expérience que nous faisons tous : les enfants sont effrayés à l’idée de perdre leur jeunesse un jour, et les adultes vivent dans le regret de leur jeunesse. Avec Wendy, j’ai voulu poser cette question : comment vivre cette expérience sans qu’elle soit uniquement une perte ? Comment vivre ce moment sans qu’il soit destructeur ?

De la sorte, vous vous éloignez de la vision tragique du personnage de Peter Pan et de son syndrome…

Peter Pan est à l’origine une figure tragique en effet. Alors que Wendy croit à la maternité, à l’amitié et au foyer, Peter, lui, est solitaire. Il n’a rien à perdre car il n’a pas d’amour, pas d’amis. À cet égard la figure de Peter Pan appartient à toutes ces mythologies – “le loup solitaire”, “le cow-boy “, etc. – selon lesquelles être libre, c’est être seul. Une mythologie à laquelle j’ai longtemps cru moi aussi… Mais avec le temps j’ai compris que Wendy était sans doute plus libre que Peter. C’est pour cela que j’ai choisi de raconter cette histoire de son point de vue à elle.

Je trouve la fin du film, non seulement bouleversante, mais aussi  très intelligente, dialectique. Elle suggère que Peter doit rester enfant pour que Wendy puisse grandir…

Vous avez raison : dans le film Peter fait le sacrifice de rester dans le Pays imaginaire pour que Wendy puisse grandir. Nous avons besoin de nous séparer de Peter mais nous avons aussi besoin qu’il continue à se battre pour une certaine idée de l’enfance : l’enfance pure, intrépide, indomptable. Dans l’histoire originale de Barrie, Peter reste coincé dans le Pays imaginaire, coincé en enfance. Avec Eliza nous avons pensé que Peter Pan serait une figure encore plus intéressante et puissante s’il comprenait et assumait son rôle. C’est pourquoi nous avons fait de Peter Pan le gardien de ceux qui ont le syndrome de Peter Pan. Être le saint de la jeunesse c’est prendre soin de ceux qui n’arrivent pas à grandir.

 L’aventure est tellement absente aujourd’hui, dans les films comme dans le monde ! 

C’est pour cela que dans votre film les enfants perdus sont des personnes âgées ?

Oui, c’est ça. Les enfants perdus vieillissent mais ne grandissent pas. Pour moi, les personnages des enfants perdus posent cette question : que se passe-t-il quand on veut rester un enfant mais qu’on n’est pas Peter Pan ? Ma réponse est qu’on devient comme ces enfants perdus : désespérés, colériques, destructeurs.

Vous évoquiez la dimension raciste du roman de Barrie. Est-ce pour la contourner que votre Peter Pan est noir ?

Il est  vrai que l’histoire originale s’apparente beaucoup à une rêverie coloniale. On y voit un gamin anglais débarquer dans un endroit où vivent des Indiens d’Amérique, un endroit qui ressemble beaucoup à une colonie. C’est pour gommer cet aspect colonialiste que, pendant l’écriture, ma sœur et moi avons imaginé que Peter Pan, plutôt que de voyager au Pays imaginaire, en était originaire. En plus, les paysages des Caraïbes dans lesquels nous avons tourné sont très spécifiques. Il fallait qu’on ait le sentiment que cet enfant vit là depuis plusieurs centaines d’années. Il était donc impossible d’emmener quelqu’un d’extérieur à ces îles. Ce fut un miracle de rencontrer quelqu’un capable de jouer Peter. Nous avons trouvé Yashua Mack  à Antigua, l’une des trois îles des Caraïbes sur lesquelles nous avons tourné. Il a grandi dans une communauté rasta où depuis un très jeune âge les enfants apprennent comment on plante des légumes, comment on les cultive, comment on parle avec les arbres. Personne appartenant à cette communauté n’avait jamais joué dans un film. Avec eux, tout se fait différemment. Le père de Yashua est le roi de cette communauté. Il m’a dit : « j’ai besoin de rencontrer votre roi ». Donc je suis revenu avec mon producteur. Leur rencontre fut incroyable ! Elle ressembla à un cérémonial : le roi et le producteur marchaient dans les champs en s’entretenant, ils revenaient au camp de Nyahbinghi Rastafari, repartaient, revenaient, jusqu’à ce qu’ils trouvent un accord.

L’une des beautés du film, c’est aussi qu’on sent que tout a été filmé en décor naturel…

La plus grande partie du film a été filmée sur l’île de Montserrat, une île dans les Caraïbes à moitié détruite par un volcan. Mais nous avons aussi tourné à Antigua, notamment les scènes sous-marines, et les séquences près de la barrière de corail. Aucun film de cette échelle n’avait jamais été tourné en ces lieux. Cela a été un défi sans précédent. On a dû bâtir des infrastructures pour filmer dans certains endroits. Nous avions une sorte de contrat moral avec l’île et ses habitants : que ce film se fasse en collaboration avec l’île. Par exemple, pour pouvoir filmer près du volcan – une zone normalement totalement interdite – nous avons dû construire des routes. Nous avons creusé des escaliers sur certaines falaises pour ouvrir un accès à des lieux où même les indigènes n’allaient plus depuis plus de vingt ans. Le matériel de tournage était acheminé par tyrolienne au cœur des vallées…

(…)

Ce qui est  magnifique dans Wendy, c’est le sentiment de sauvagerie qui s’en dégage. Une sauvagerie réelle qui nous embarque dans une authentique aventure.

Je suis heureux que vous y soyez sensible car c’est en effet ce que j’essaie de faire. L’aventure est tellement absente aujourd’hui, dans les films comme dans le monde ! Quand vous regardez le remake du Livre de la jungle réalisé en 2016, vous sentez que le jeune garçon qui joue Mowgli n’est probablement jamais sorti du studio. Cela détruit tout le mythe, l’ode à la sauvagerie qui fait le prix du livre de Kipling. Et je trouve triste et dangereux  que les enfants d’aujourd’hui découvrent cette histoire montrée de la sorte. Cela contribue à appauvrir leur rapport au monde. Tout cela bien sûr est amplifié par le virus qui est un symptôme de la manière dont notre monde évolue. Les gens sont de plus en plus isolés et se retranchent de plus en plus sur eux-mêmes. Il y a une chose que j’ai remarquée au casting. Je cherchais des enfants capables d’utiliser la nature comme terrain de jeu. Des enfants pour lesquels s’amuser rimait avec sortir dehors. Or, j’ai rencontré beaucoup d’enfants dont l’imagination était confinée par les produits qu’ils consomment. Par exemple, je demandais à ces enfants de me décrire des endroits dans lesquels ils rêveraient d’aller. Et ils en étaient incapables. Ils me décrivaient des lieux qu’ils avaient trouvés en consultant leur téléphone. De manière générale, notre capacité de rêver se contracte et rétrécit. Mais avec l’aventure, on ne peut pas tricher. Pour espérer réussir à montrer ce qu’est une aventure, on doit soi-même s’embarquer dans une aventure. C’est pourquoi j’essaie de casser toutes les règles de la manière dont les films sont faits aujourd’hui. Une vraie aventure est pleine de risque. Elle implique d’aller dans l’inconnu. Eh bien un film aussi !Certes on aboutit à quelque chose de moins poli, de moins contrôlé, de moins précis mais on capte – je l’espère en tout cas – le sentiment intangible de la sauvagerie du monde. C’est le seul terrain encore inexploré du cinéma. On est allé le plus loin possible en termes d’éclairages, d’angles de prises de vues, de trouvailles techniques. Mais ce qu’on n’a pas encore complètement exploré, c’est la sauvagerie du cinéma. L’histoire de Wendy m’imposait un code moral. Puisque c’est un film qui raconte qu’on devient vieux si on arrête de prendre des risques, ma responsabilité envers cette histoire impliquait que moi-même je prenne des risques. J’ai souvent douté pendant le tournage. J’ai souvent été sur le point de craquer. J’avais peur d’échouer, de ne pas finir. Je ne peux m’imaginer entreprise plus difficile que celle de faire ce film. Je suis heureux que Wendy ne m’ait pas brisé. C’est passé tout près…

Avez-vous des exemples de films sauvages ?

J’ai été surtout influencé par des documentaires. Notamment par les films de Vittorio De Seta comme Pastori di Orgosolo et Un Giorno in Barbagia où il filme la pêche au thon, les éruptions volcaniques, etc. Récemment j’ai beaucoup aimé Heureux comme Lazzaro. C’est un film magique et engagé dans un rapport profond avec la nature. Un film qui explore des choses intangibles. Alice Rohrwacher est l’une de mes réalisatrices préférées d’aujourd’hui.

Vous auriez aussi pu évoquer Terrence Malick auquel votre cinéma fait souvent penser…

J’ai l’impression que nos films se confrontent à des questions similaires. Nous partageons une approche de la réalité qui essaie de représenter l’expérience de la vie de manière non littérale. Dans la vie quotidienne, nous existons sur plusieurs niveaux de réalité à la fois : nous faisons quelque chose au présent mais nous pensons à notre passé, nous sentons imperceptiblement la présence de la nature, nous pensons à plein de choses qui n’ont aucun rapport avec ce que nous sommes en train de faire. Malick et moi avons un langage similaire. Un langage qui utilise la poésie et l’expressionnisme pour raconter notre expérience intérieure. Et puis je crois aussi que la parenté entre nos films réside dans la manière de puiser dans l’énergie d’un lieu.

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Wendy de Benh Zeitlin, avec Devin France, Yashua Mack, Gage Naquin… Condor Distribution, sortie le 23 juin

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