Que nous conte l’architecture sur notre histoire et notre présent ? Au Havre, les œuvres de Philippe de Gobert mettent en abyme notre regard.

A travers les vitres du Musée d’art moderne André Malraux (MUMA), Philippe de Gobert observe les grands paquebots qui feignent l’immobilisme. Sur le côté, le pan coupé d’un immeuble d’Auguste Perret esquisse une silhouette géométrique. Depuis que la ville du Havre a été classée à l’Unesco en 2005, plusieurs photographes se sont succédé à l’invitation du musée pour poser un regard artistique sur cette architecture devenue le symbole de la reconstruction d’après-guerre. Le propos est celui de la perception d’une architecture nouvelle dans un paysage meurtri par la guerre et embrumé de nuances impressionnistes. Parfois, quand l’histoire fait une telle table-rase, quoiqu’il arrive, même reconstruit, l’urbanisme reste imprégné d’une étrange poétique du vide. Et selon le point de vue, la réalité peut se muer en théâtre fantomatique. 

Sous l’œil du photographe belge, les marines et les vues d’intérieur de l’appartement-témoin d’Auguste Perret se transforment en singulières machines à explorer le temps. En noir et blanc ou colorées, elles fascinent par leur réalisme presque artificiel. Seules quelques voitures solitaires rompent la mélancolie des immeubles posés sur la plage. Ici, une grue évoque la reconstruction, là des ruines signent la dramaturgie historique des bombardements. A flot, sur l’horizon, des bateaux modernes côtoient des caravelles d’un autre temps dans une énigmatique clarté lunaire. Troublante beauté dystopique, presque malaisante. Dans ces fenêtres photographiques au cadrage cinématographique, la force des images piège notre regard et l’on comprend que la fiction havraise de De Gobert nous manipule. Car rien n’est réel dans ses clichés. Il s’agit d’une recomposition de la réalité. Dans son atelier de Bruxelles, durant des heures, l’artiste a reconstruit les immeubles et le port du Havre sous forme de maquettes qu’il a ensuite illuminées tel un metteur en scène avant de les photographier : « Je reconstruis le monde tel que je voudrais qu’il soit et la miniaturisation me permet de mieux le comprendre ». Aucune illusion, ni de trompe-l’œil. Mais bien une recréation. 

Le processus n’est pas si simple. Alors, comme une plongée rétrospective dans son parcours, De Gobert a pris soin de faire une sélection d’œuvres plus anciennes à travers lesquelles on chemine dans la première partie de l’exposition. Des maquettes, accompagnées de leurs photographies, tissent une histoire ludique mais loin d’être naïve de l’architecture : bâtiments modernistes, singuliers, voire farfelus – de Le Corbusier au Facteur Cheval, de l’atelier de Konstantin Melnikov à Moscou à la villa de l’écrivain Malaparte à Capri. Autant de gestes d’avant-garde admirés par De Gobert qui parlent d’un contexte politique et reproduisent souvent des ateliers d’artistes, lieux privilégiés d’ébullition d’un imaginaire. Lieux d’une causa mentale…L’inspiration de De Gobert semble y être condensée, lui qui ne voyage pas et crée à partir d’illustrations croisées dans les journaux – comme le Facteur Cheval d’ailleurs ! Partant d’une fabrication artisanale, notre bricoleur de génie dit avec malice « raconter une fausse histoire de l’architecture » mais féconde une photographie conceptuelle et narrative qui dilue l’espace poétique – d’autant plus puissant qu’il est miniaturisé aurait pensé le rêveur Bachelard. En ressort des photographies épurées à la composition plastique très picturale qui se délectent d’une citation assumée au clair-obscur de la peinture hollandaise, et plus inconsciemment, aux intimités du danois Hammershoi. Le récit photographique est saisissant. Et notre regard suspendu entre deux mondes, celui de l’utopie et celui du rêve. 

Exposition « Du Merveilleux en architecture au conte photographique » jusqu’au 7 novembre au Musée d’art moderne André Malraux (MUMA) du Havre. Plus d’informations en suivant ce lien.