Ce devait être, et ça l’est, jour de joie dans le monde de la culture. Aujourd’hui, les spectacles reprennent, aujourd’hui les spectateurs se retrouvent dans les lieux de culture. Et ce n’est pas un vain mot, celui de culture, lorsque l’on en a été privé pendant près d’un an. Et ce n’est pas une vaine joie pour tant d’entre nous, qui ne conçoivent pas l’existence sans art vivant.
Ce mot de culture si souvent prononcé, si peu interrogé, entendons-le au sens propre : nous cultivons notre pensée commune, nous cultivons notre réflexion individuelle, nous cultivons notre liberté. Alors que les écrans nous astreignent à engranger informations et émotions factices, l’art nous invite à cultiver la maîtrise de notre pensée, de notre sensibilité. Si ce n’est à l’Odéon. Nous sommes nombre de journalistes à avoir reçu hier soir ce mot déchirant du directeur du théâtre, Stéphane Braunschweig, suite à la négociation avec les occupants du théâtre : « Je prends acte du fait que les conditions ne sont pas réunies pour que la vie du théâtre reprenne avec sérénité, tant pour son personnel que pour le public et les artistes. Je me résigne donc avec une tristesse immense à annuler les représentations de La Ménagerie de verre tant que l’occupation se poursuit. »
Il y aura donc un théâtre, sûrement plus, qui ne pourra pas participer à la réouverture de la culture aujourd’hui. Non du fait de la pandémie. Non du fait de l’État. Du fait d’une poignée d’hommes et de femmes qui ont décrété, par la force, que le théâtre ne rouvrirait pas.
Nous ne rentrerons pas dans le débat de savoir si leurs combats sont légitimes. Leur détresse et leur inquiétude sont réelles, n’en doutons pas.
Nous rappellerons seulement qu’il y a peu de légitimité qui, en démocratie, se gagne par la force. La démocratie se fonde sur la volonté du plus grand nombre. Si certains désirent contester la nature de la démocratie, il faut alors le dire haut et fort.
Et La Ménagerie de verre ne se jouera pas ce soir sur la scène de l’Odéon.
Et nous en éprouvons un profond désarroi. Non pas, j’entends déjà me répondre, pour les cachets d’Isabelle Huppert, d’Ivo Van Hove, ou pour le public « bourgeois » de l’Odéon. Mais parce que dans ce lieu d’art qu’est l’Odéon, une œuvre d’art, exceptionnelle, que j’ai eu la chance de voir, La Ménagerie de verre, est interdite au public. Et cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune homme condamné à travailler à l’usine de chaussures, mais qui rêve de plus, mais qui rêve de fuite.
Et cette œuvre fait vivre sur scène une jeune fille fragile que personne ne parvient à sauver.
Et cette œuvre raconte une mère, prête à tous les sacrifices, pour sauver ses enfants de la misère. Et cette œuvre, grâce à Ivo Van Hove, nous plonge dans la caverne de l’insoluble, le cauchemar d’un destin annoncé.
La haine, le mépris des artistes et des œuvres ne peut s’exprimer aussi facilement dans notre pays. Aucune détresse ne la justifie. Car ce n’est pas seulement l’art qui en souffrira, mais le peuple dans son ensemble. Le libéralisme qui régit une partie de l’industrie de la culture, par le désir de ventes, abîme déjà largement la création artistique. Faut-il ainsi soutenir ce travail de sape ?
Paul Valéry écrivait en 1939 un texte intitulé La Liberté de l’esprit (Editions Manucius). Il y décrivait le danger fondamental d’une société qui, par le capitalisme outrancier et par la fièvre politique, développait une « maladie de la culture », qui engendrerait la disparition de ce que le poète appelait « l’esprit ». Il ajoutait que la civilisation, l’esprit, avaient besoin « d’hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développement de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé ». Car sinon, qu’est-ce qui dominera ? « Secousses perpétuelles, (…), instabilité essentielle, devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l’esprit lui-même a créés. On peut dire qu’il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d’existence du monde civilisé ». Voilà ce que l’on attaque, lorsque l’on refuse la possibilité de l’œuvre d’art, dans sa profondeur, son rythme, sa nécessaire complexité : la liberté de l’esprit.