Heureuse inspiration de Zulma : rééditer la traduction de la fable de dévastation et de survie de Marcel Theroux. Au nord du monde est un requiem pour les temps prochains.

« La première qualité de l’Art et son but est l’illusion », mais Flaubert aurait aussi pu parler d’hallucination. Car c’est bien le sentiment – à mi-chemin entre l’étourdissement nauséeux et l’éblouissement oculaire – qui a persisté, refermé le livre de Marcel Theroux. Le sentiment d’être passé à travers un palais des glaces composite, entre western sibérien, désolation SF post-apo, parabole épanouie aux dimensions d’un imparable page-turner. Un palais des glaces où, en vertu d’une savante distorsion des lois de la réflexion, tout renvoie une image troublante, familière et fantastiquement déformée.

Makepeace – les lois de l’onomastique font bien les choses – fait régner l’ordre, ès qualités de shérif, dans une ville sibérienne. Ou plutôt dans ce qui fut un surgeon de la civilisation au cœur du Grand Nord – désormais ville-fantôme, abandonnée par les colons qui l’avaient peuplée. Des colons américains, en l’occurrence des Quakers, renouvelant la geste biblique à base d’élus, d’Exode et de Terre promise sur le sol glacé. Il s’agissait d’écrire sur la page blanche de la Sibérie le premier chapitre d’une loi nouvelle, fondée sur la charité et la compassion, loin de l’inflation matérialiste, de l’affolement mortifère du capitalisme. Mais, se remémore Makepeace, le ver était dans le fruit, le rêve d’absolu, s’exerçât-il avec les meilleures intentions du monde, au nom de l’amour, ne peut que se heurter au Mal – quand il n’engendre pas lui-même la violence.

Le facteur déstabilisant, qui a plongé la ville dans le chaos, ce sont, avec leurs hardes et leur misère, les masses en marche, réfugiées d’on ne sait quel cataclysme qui a convulsé la planète. Pourtant, Makepeace, solitaire au cuir tanné, adepte rigoureuse des règles de la survie (combien de balles fondre, comment négocier caribou contre whisky, etc.) est atteinte d’une sorte de langueur morale : elle ne peut s’empêcher, inattendue héritière de Rimbaud, de regretter sinon « l’Europe aux anciens parapets », au moins le vieux monde. Elle voue un culte respectueux aux livres, alors qu’elle n’en ouvre jamais un. Elle, qui dégaine comme un vieux routier de l’Ouest, rappelle sans cesse la valeur inconditionnelle de la vie de ses pareils. Comme une incoercible nostalgie de l’humanisme.

« Elle », oui, car Makepeace est une femme, et le récit sème, ici et là, des moments d’affleurement du corps féminin. Plus généralement, les lois du corps – ses appétits, sa résistance, sa vitalité aveugle – seront mises à rude épreuve tout au long de l’épopée de Makepeace. Qui quitte sa ville-cadavre, perd sa liberté et rejoint les rangs de travailleurs forcés. Le camp, ses règles, ses dynamiques de pouvoir : le western s’est mué en chronique de goulag. Qui mute, à son tour, c’est le cas de le dire, en cauchemar post-tchernobylien autour d’une mystérieuse « Zone » contaminée. Mais c’est toute notre lecture qui, en vertu des lois de l’association, est contaminée : on pense à Volodine, à Svetlana Alexievitch et aussi à Katja Kettu ou Gouzel Iakhina. Comme une hallucination.

Marcel Theroux, Au nord du monde, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Stéphane Roques, Zulma, 400 p., 20 €