Voici un spectacle étonnant et vif, Quand le diable frappe à la porte, dyptique associant Offenbach et Schönberg sur le thème trouble de la tentation, mis en scène par la talentueuse Alma Terrasse . Une merveille musicale à voir en replay sur le site de l’Athénée du 5 au 11 avril.

Réfléchissons, et essayons de trouver deux compositeurs apparemment plus antagonistes qu’Offenbach et Schönberg. Le premier, génie de l’opérette à la française au XIXème, le second, figure germanique de la modernité dans les années trente, le premier, figure emblématique de « la vie parisienne », le second figure réflexive majeure du dodécaphonique, exilé de l’Allemagne nazie, inspirant à Thomas Mann l’inoubliable « Docteur Faustus ».

 Ce sont là les idées reçues sur Offenbach et Schönberg. Mais à voir ce merveilleux dyptique formé par deux pièces lyriques en un acte, à sentir la continuité entre les deux pièces portée impeccablement par les musiciens dirigés par Takénori Némoto et les chanteurs sur scène, il semblerait que cette nature faustienne de l’un, soit peut-être bien partagée par l’autre. 

Le mythe de Faust

Ainsi, les 3 baisers du diable, opéra fantastique crée en 1857 à Paris par Jacques Offenbach se révèle une pièce forte de ses nuances, de ses changements de registre, et d’un univers en clair-obscur. Les 3 baisers du diable pourrait s’apparenter au Faust de Gounodécrit à la même époque, à croire qu’il régnait alors dans le monde lyrique français une attirance partagée pour cet imaginaire imprégné par Goethe. 

 On se souvient qu’Offenbach est né en Allemagne, et non à Paris et Les Contes d’Hoffmann témoigne justement de cette imprégnation du romantisme gothique allemand dans son oeuvre.  Ainsi, dans 3 baisers, sommes-nous dans une bourgade rurale où Gaspard, figure méphistophélique, pour sauver son âme, doit arracher trois baisers à une jeune femme. Mais, les femmes manquent- « Ah si j’étais à Paris ! » se désole-t-il, et il décide, au prix d’un stratagème tout à fait faustien, d’offrir des bijoux à la femme d’un paysan, pour mieux tenter de la violer. Mais celle-ci ne se laisse pas faire…Quatre chanteurs portent cette partition sans trêve, qui voit se succéder chansons champêtres, chansons à boire, et chansons d’amour, qui nécessite comme toujours chez Offenbach un jeu théâtral très marqué tout autant qu’une puissance vocale. Mélanie Boisvert incarne Jeanne, la femme en question, qui joue un jeu ambigu face à Gaspard, Antoine Philippot, baryton méphistophélique. Personnage typique d’Offenbach, Jeanne est une femme intelligente et joueuse, qui passe d’un statut passif au triomphe. La pièce culmine lors d’une longue scène entre les deux chanteurs qui peuvent y dévoiler la profondeur de leurs timbres.  Mélanie Boisvert, habituée d’Offenbach, tient fièrement tête à Gaspard qui porte avec force la noirceur de son personnage. Odile Heimburger, « l’ami », et le jeune ténor Benoît Rameau, Jacques, se révèlent aussi particulièrement à la hauteur, et il est à parier que nous entendrons parler de plus en plus de ce deux-là. Bref, les 3 baisers offre un condensé saisissant de l’œuvre d’Offenbach. 

Mais si le diable hante la scène de l’Athénée, il n’y remporte la mise, ni chez Offenbach, ni chez Schönberg.  

Fantasmatique

Ainsi, dans la deuxième pièce, Von Heute auf morgen, le décor est bien étranger aux 3 baisers : un appartement bourgeois, un couple qui revient d’un dîner en ville, et en arrière-fond, dans l’ombre, une figure de femme sensuelle de cabaret. Cette arrière-fond fantasmatique de la scène fait le prix de ce qui serait sinon un simple huis clos de chambre à coucher.  Antoine Phillipot incarne avec maestria un mari désabusé qui assure à sa femme être las de sa banalité, et désirer une « femme du monde », face à Mélanie Boisvert révélée dans la figure de l’épouse, humiliée, puis se réinventant en une créature séduisante et outrageusement libre, proche de la Loulou d’Alban Berg. C’est le récit de cette métamorphose que mène cette courte pièce lyrique, très parlée, dont on traduirait le titre par « Du jour au lendemain »En pure création moderne, la pièce ne fait pas apparaître le diable tel quel, mais il s’insinue sur le visage désirant du mari, et surtout dans les figures de l’ombre, femme et homme, dont on se demande même s’ils ne sont pas les créatures inventées par le couple pour peupler la distance creusée entre eux par le quotidien et l’habitude. Ainsi, à la fin, l’épouse leur déclare, « vous n’êtes que de pâles personnages de théâtre ». De quel théâtre nous parle Schönberg ? Du théâtre intérieur d’un désir qui ne sait plus s’il doit se plier à l’instant ou à la constance, un désir qui ne sait plus s’il doit se nourrir de la passante d’aujourd’hui, ou de l’éternelle épouse d’hier. Cette ambivalence du désir, Schönberg la fait vivre par une musique en inquiétude qui accompagne les transformations de l’époux et de la femme, mais ne s’apaise pas. Même à la fin, alors que le couple s’étreint et se jure l’amour, la musique refuse cet apaisement, pour porter le questionnement radical formulé par l’enfant, marionnette sur scène : « qu’est-ce que les gens modernes ? »

Il y a bien sûr une réflexion esthétique au-delà de la quête morale, et de la part de Schönberg, artiste on ne peut plus moderne de son temps, cette question permet de s’interroger sur ce que peut sa musique « du jour au lendemain », de quelle nature, diabolique ou éternelle, elle saura subsister. 

Quand le diable frappe à la porte, création I dyptique Offenbach/ Schönberg, direction musicale Takénori Némoto, avec Mélanie Boisvert, Antoine Philippot…Sur le site de l’Athénée du 5 au 12 avril en suivant ce lien.