Lettres à une jeune poétesse, superbe correspondance de Rainer Maria Rilke avec une jeune femme, Anita Forrer. Ou l’art de vivre selon ses désirs. 

Il arrive qu’amour et amitié se forgent sur des malentendus qui peu à peu s’installent entre deux êtres, et au fil du temps, forgent le socle même de leur relation. Rainer Maria Rilke et Anita Forrer partagent très peu de choses : mais ils se parlent, plusieurs années durant, avec une tendresse pour l’un, et une adoration pour l’autre, qui engendrent un bouleversant échange. 

Lorsque cette correspondance s’ouvre, le poète est alors âgé de quarante-cinq ans, et alterne différents lieux de villégiature, en Suisse, en Allemagne, en Italie, en France. N’oublions pas que Rilke a vécu jusqu’à la fin de ses jours de la générosité de mécènes qui l’accueillirent et lui fournirent un lieu de création. En 1919, Rilke donne une lecture à Saint-Gall, ville universitaire fameuse de Suisse alémanique. Anita Forrer n’a pas dix-neuf ans, et ose lui écrire le lendemain. La jeune Suissesse, comme nous l’apprend Magda Kerenyi dans sa préface, fille d’un avocat en vue de la bonne société de Saint-Gall, a découvert Rilke lors d’une lecture qu’il a faite dans un salon, et s’adresse ainsi à lui : « votre compréhension des êtres doit être bien grande. Comme il doit être beau de faire votre connaissance !  Votre conférence à Saint-Gall m’a profondément émue- pourtant, je ne saurais dire si c’étaient vos mains, votre front, votre langue, ou le son de votre voix».  Rilke vient de traverser la guerre qui fut une expérience éprouvante, sur un plan intime, et créatif : à Duino, il écrivit une longue partie de ses Elégies qu’il terminera quelques années plus tard. Il apparaît épuisé, cherchant en vain une sérénité pour écrire. Au cours de cette correspondance, se révèlera aussi cette leucémie qui le tuera à l’âge de cinquante-et-un ans. Et c’est donc dans cette période trouble, d’insatisfaction et de nervosité, qu’il fait la connaissance de la jeune Anita Forrer. 

Le titre, « Lettres à une jeune poétesse », nous invite à comparer cette correspondance aux fameuses Lettres à un jeune poète : certes la posture de Rilke est la même, il endosse le rôle de maître pour un jeune esprit qui entre dans l’existence adulte. Et dans chacun de ces livres, il confond l’art d’écrire et l’art de vivre, tant l’un et l’autre sont à ses yeux liés. Mais les deux correspondances s’avèrent différentes :  lorsqu’il écrivait au jeune Franz Xaver Kappus, en 1903, Rilke lui-même demeurait un « jeune poète », de moins de trente ans, et s’adressant à son disciple, il se fixait aussi un horizon de vie, et de création. Kappus et Rilke étaient bien plus frères d’armes dans un monde hostile à la poésie, que maître et élève dans une leçon d’existence. 

Ici, le contexte est radicalement différent : Rilke est devenu un poète « installé », en pleine maturité. Et la jeune Anita Forrer ne sera jamais poétesse. Rilke la décourage d’ailleurs assez vite en lui conseillant d’abandonner les vers. Non, si la jeune femme, issue de la bourgeoisie archaïque de Saint-Gall, s’adresse à l’auteur du Carrousel, la raison en est tout autre : elle cherche à se libérer d’une éducation étouffante, et de scrupules qui entraveraient sa liberté. Nous le comprenons peu à peu, comme Rilke : Anita Forrer espère du poète qu’il lui permette d’oser assumer sa liberté. 

Libération de la jeunesse

 Nous savons à quel point Rilke est sensible aux femmes. Mais dans cette correspondance, il ne s’agit pas d’amour, du moins, pas entre les deux épistoliers. Le maître dispense une longue leçon sur ce qu’il nomme, « la géométrie du cœur ».   Car il perçoit peu à peu chez Anita, « ce jeune homme qui boude dans cette jeune fille incertaine». Anita aime les femmes, elle deviendra, des années plus tard, compagne furtive d’Anne-Marie Schwartzenbach. Mais au début de leur correspondance, elle ignore encore son homosexualité, et en fera la découverte au cours de leurs échanges. Rilke en sera non seulement le témoin, mais aussi le libérateur, le maïeuticien, au sens propédeutique et véritablement pédagogique du terme :  il permet à la jeune femme d’accoucher de son être.  L’homosexualité n’est pour lui qu’une variante du désir, c’est-à-dire de l’être. Il faut voir les lettres reproduites dans ce merveilleux livre, l’écriture ronde et appliquée de la jeune femme, et la fine et haute graphie du poète, pour saisir la distance qui sépare les deux esprits qui ici échangent. Qu’espère Rilke de cette correspondance ?  Une dernière fuite sans doute, vers l’azur limpide de la joie qu’il a poursuivie, et tant décrit. Il lui dit d’ailleurs dans sa première lettre, rechercher cette « disposition joyeuse, portée vers le monde ouvert », qui l’habitait en 1914, avant la guerre, et l’éprouvante écriture des Elégies de Duino. 

De quoi parle-t-on alors, lorsqu’il s’agit de parler de soi ? De « l’espace insondable du sentiment » écrit le poète. Il s’agit de ce trop-plein du cœur de la jeune femme pour lequel Rilke éprouve une réelle compassion. Rilke l’avertit que l’amour doit être avant tout une relation spirituelle, qui se noue aussi dans la jouissance, quelle qu’elle soit. Il y a une liberté, un détachement et une heureuse gravité dans ces conseils. Le poète se révèle on ne peut plus lorsqu’il évoque le désir : « aucun éclaircissement n’entre dans le vrai domaine de l’innocence, c’est là que demeure une nuit sainte et sombre, – restez-y ». Rilke prodigue des conseils de métamorphose, c’est bien là cette force vitale, cette invisible énergie qu’il fait vivre dans ses poèmes, qui anime ce mouvement du Carrousel, qui fait tournoyer l’individu du mal au bien, du désespoir à la joie, « là où quelque chose nous semble difficile et lourd, insoutenable, c’est que nous sommes déjà tout près de sa transformation. » C’est ce qu’il appelle aussi « l’amour des phénomènes ». La grande affaire de sa poésie. 

En 1921, Rilke envoie un exemplaire des Fleurs du mal à Anita, pour ses vingt ans. Ce cadeau même pourrait nous suggérer la libération qu’induit le poète chez la jeune femme. Offrir Baudelaire à une femme de vingt ans élevée dans la bourgeoisie stricte et archaïque de la Suisse alémanique, s’avère une audace subversive, mais aussi un appel simple et lumineux à s’affranchir de toute convention. Pour vivre « l’insondable, la riche, la bonne, la dure, l’impitoyable et salvatrice existence ». 

Le centre de la vie

L’édition est riche puisqu’elle confronte les lettres à Anita, aux remarques sur celles-ci que Rilke écrit, en plus franche amitié, à Nanny Wunderly-Volkart, lui racontant les « questions à gros calibre » de sa jeune protégée, suite à une lettre dans laquelle Anita demandait au poète « croyez-vous en dieu ? ». De ces questions « naïves », Rilke dévie pour parler peu à peu de la mort, qu’il a toujours placée, écrit-il, au centre de la vie, « comme si c’était en elle que nous étions vraiment chez nous ».  

L’essentiel des lettres de Rilke s’étend de 1920, à 1923. Ses dernières lettres, il les écrit du Valais, de la tour du Muzot, au-dessus de Sierre, son ultime refuge. Ensuite, il alterne les séjours médicaux et les longues plages d’écriture, ne trouve plus de temps pour Anita. 

 Comment accepter de disparaître au moment même où l’on devient un poète en pleine mesure de son art ? La fébrilité de Rilke s’avère de plus en plus palpable, jusqu’à son silence. 

Ils se rencontrent deux fois. La première en 1923, la seconde, quelques mois avant la mort du poète.  Il est cruel, avec le recul, de lire la description de cette dernière rencontre d’Anita avec le poète. Nous sommes en 1926, quelques mois avant sa mort, et la jeune femme lui dit, « comment avez-vous pu me faire ça ? », c’est-à-dire ne plus lui écrire depuis trois ans.  Et Rilke de répondre, « quel terrible malentendu ». En effet, quel terrible malentendu que ces deux êtres qui, à deux âges de leur vie, l’une entrant dans l’existence, l’autre la quittant, ne puissent plus se comprendre. La tendresse avec laquelle Rilke accueille une dernière fois Anita, lui parlant des êtres remarquables de sa famille, cette tendresse dont il est capable au seuil de la mort, est une des choses les plus émouvantes de ce livre. 

Anita Forrer ne rendra public ces lettres que dans ses dernières dispositions testamentaires, à la fin des années cinquante. Elle est devenue une femme libre, assure l’éditrice allemande de la première édition, vivant dans sa résidence d’Ascona, au bord du lac majeur. Mais nous n’en savons pas plus aujourd’hui sur ce qu’elle fit de son existence, sinon qu’elle aurait été une figure engagée dans la lutte contre les Nazis, sans doute comme agente secrète. Anita Forrer recèle des mystères, que Rilke avait sans doute pressentis chez cette jeune fille timide et gauche, qui était si prête à se lancer dans la vie, à l’instant où la sienne s’achevait. 

Lettres à une jeune poétesse, Rainer Maria Rilke et Anita Forrer, traduit de l’allemand par Jeanne Wagner et Alexandre Pateau, éditions Bouquins, 235p., 19€