Portrait d’un des plus grands ténors français de sa génération : Cyrille Dubois. Le jeune homme révèle dans la création Point d’Orgue, opéra signé Thierry Escaich et Olivier Py, la part diabolique de lui-même. À découvrir sur France Musique samedi 27 mars à 20h et début mai sur le site du Théâtre des Champs-Elysées.

You’re the Devil in Disguise chantait Elvis Presley. C’est bien un diable travesti que nous découvrons en la personne de Cyrille Dubois sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, ce jour de création lyrique. Les traits angéliques, la présence scénique inouïe, la voix souveraine du jeune ténor portent « l’Autre », sombre personnage né de l’imaginaire d’Olivier Py, et de la musique si expressive de Thierry Escaich. L’Autre, le troisième hommeCelui que l’on n’attendait pas. Pièce crée en miroir de La Voix humaine de Poulenc, Point d’Orgue nous place dans le creux de la folie nauséabonde de deux hommes enfermés dans une chambre, épuisés de leurs corps, de leurs excès : « Lui » et « l’Autre ». Le premier, incarné par le baryton Jean-Sébastien Bou était déjà au centre du premier opéra d’Escaich, Claude, mise en scène par Olivier PyIci, il est le personnage que l’on attend de découvrir, le mystérieux interlocuteur de Patricia Petibon. Car c’est la diva, égérie de Py, qui dans la première partie incarne l’unique protagoniste de La Voix humaine, au gré d’une scénographie vertigineuse, entre Proust et Chirico. 

Nouvelle variation sur cette Voix humaine qui semble être aujourd’hui l’objet de tous les désirs. Almodovar l’adapte au cinéma, et l’année dernière, Ivo Van Hove, déjà, suggérait l’homme au bout du fil. Pourquoi ce spectacle d’une femme qui supplie au téléphone la voix muette d’un homme, ne cesse-t-il de fasciner ? 

Sans doute pour cette plongée dans la terreur de l’individu abandonné. Il y a dans le texte de Cocteau, qu’atténue à peine la musique de Poulenc, une cruauté brute, rarement entendue sur une scène. Cette femme souffre, et souffre encore, dans l’avilissement. 

Et sans doute est-ce cette cruauté qui a fait naître l’Autre dans l’esprit d’Olivier Py. Idée ingénieuse, l’homme au bout du fil serait aussi désespéré que la femme abandonnée, aussi maltraité par l’amour : « Lui » et « Elle » sont les reflets d’un même drame de l’amour. Car « Lui », l’a quittée pour cet « Autre », personnage et allégorie méphistophélique d’une débauche sans fond. Le jeu qui s’instaure entre les deux hommes jusqu’à ce que Petibon entre dans la danse nous mène sur les sentiers tragicomiques du masochisme. Cyrille Dubois, veste ouverte sur son torse nu, est un Charon aux traits d’épouvante, à la sensualité de Lou Reed, à la farce immonde du Joker.

 Or il eut été difficile, avant de le voir, de suggérer Cyrille Dubois dans un tel rôle. Oui, Cyrille Dubois, que l’on a tant aimé dans le répertoire français, du Pêcheur de Perles à Fortunio, sa silhouette gracile, mozartiennesa prestance de jeune premier, et cette voix, inoubliable, que ce soit dans les registres offerts sur la scène de l’Opéra Comique ou dans sa si délicate interprétation des Lieder de Liszt, pouvait-il être un tel diable ? 

De l’ange au monstre

Le voici donc dans une création contemporaine. Même si son rôle de Lucien dans Trompe-la-mort, adaptation fantasmagorique des Illusions perdues par Luca Francesconi à Bastille nous avait marqué, l’aisance théâtrale et musicale avec laquelle Cyrille Dubois interprète Point d’Orgue, laisse pantois. Comment peut-on après tant d’années à jouer des rôles de jeunes premiers, légers, amoureux, délicats, entrer ainsi dans un rôle si théâtralisé, au chant très complexe, aux rythmes extrêmement sophistiqués ? 

Dans nos petits écrans respectifs, nous faisons connaissance. Il reconnaît avoir dû fournir beaucoup de travail pour son rôle : « j’ai aimé la possibilité de jouer à partir de ce personnage ambivalent, qui est un manipulateur, mais pas seulement. Il y a une grande profondeur dans ce personnage. C’est ce que j’ai pu déceler à la lecture de la pièce. Pour la gestuelle, je me suis inspiré du Joker, de Marilyn Manson, construisant quelque chose de très malsain, ce qui était présent dans le texte, mais je voulais pousser le trait, allant dans une direction où on ne m’attendait pas forcément. Et Olivier m’a laissé aller dans les propositions les plus folles ». 

L’enjeu s’avérait d’autant plus complexe, que la musique expressive de Therry Escaich laisse peu de place aux hésitations : « L’écriture de Thierry est très instrumentale, avec une vocalité extrêmement tendue. L’apprentissage est difficile, comme souvent dans la musique contemporaine, les compositeurs utilisent toute la palette qui a été construite au fur à mesure des années : la musique atonale, des rythmes difficiles, une prosodie parfois alambiquée. C’était un défi pour moi. D’autant plus, que la création peut être un processus difficile, puisqu’on a aucun point de comparaison. »

Mais la force des sentiments exprimés dans l’opéra l’ont saisi : « Les gens qui verront Point d’Orgue s’attendront sans doute à quelque chose de purement intellectuel comme souvent ils le croient dans la musique contemporaine, mais l’on ne peut que se laisser surprendre par la violence brute de ce qui nous arrive dans cette pièce. Il y a cette cruauté d’Olivier Py qui nous met face aux défaillances de notre société. La violence de ce texte, la violence de cette musique, la violence de ce personnage ne peuvent pas laisser insensible. Peut-être que cela provoquera un rejet, mais peut-être aussi un questionnement fort. ».

Lui qui reçoit désormais tant de propositions, a accepté, non seulement par engouement pour le projet, mais aussi parce qu’il cultive un lien souterrain avec la musique contemporaine : « je construis mon parcours artistique autour de la polyvalence. Mais je pense qu’un artiste doit accompagner le mouvement d’écriture et d’évolution de la musique contemporaine. J’ai la chance que l’on m’ait proposé des rôles très aboutis en musique contemporaine, notamment le rôle de Lucien dans le Trompe-la-mort de Francesconi. Un rôle à l’inverse de celui de « l’Autre » dans Point d’Orgue : Rubempré est manipulé, alors que l’Autre manipule. J’aime aussi participer à ce genre d’opéras, pour essayer de comprendre comment évolue la musique. ». 

Enfin, il fallut créer ce Point d’Orgue sans public. On ne suggère pas ce que cela engendre chez un interprète de savoir qu’il n’y aura personne, ou presque, dans la salle le jour de première. Ici, très tôt, les artistes surent qu’il n’y aurait pas de représentation devant un public, du moins pas dans les mois à venir. Cyrille Dubois a choisi de faire vivre sa colère sur scène : « J’ai sans doute déversé toute la frustration de cette dernière année dans la verve et l’aigreur de ce personnage, puisque le personnage est confiné dans sa chambre d’hôtel, comme nous sommes tous confinés dans ce bordel sans fin. » 

Le style français

Et Cyrille Dubois sait de quoi il parle lorsqu’il évoque l’isolement. Enfant de Ouistreham, en Normandie où il vit toujours aujourd’hui, il a eu la chance de pénétrer le monde musical grâce à quelques rencontres, mais il aurait pu ne rien savoir du monde lyrique : « Je viens d’un milieu modeste, la musique était à la radio, mes grands-parents écoutaient de la musique classique, ça faisait partie du paysage comme Brassens, Duteil, ou tout ce qu’on pouvait écouter il y a une trentaine d’années. Mon père faisait un peu de guitare, des chansons populaires… Moi, j’ai aimé chanter depuis toujours, ça ne s’explique pas. Mes parents m’ont inscrit à une chorale d’enfants, et très vite j’ai été orienté vers des classes aménagées. Mais j’ai eu beaucoup de chance qu’il y ait une petite école de musique dans ma commune de Ouistreham et d’ainsi assimiler la culture musicale classique très tôt.  Il existe vraiment un désert musical, comme il existe un désert médical. Quelqu’un qui voudrait faire du basson, où je vis en Normandie, il ne pourrait pas, sinon à faire deux heures de route ». 

Lorsque l’adolescent rejoint le Conservatoire de Caen, son parcours est alors tracé : il sera le lumineux interprète du répertoire français. « Le Français est le fil rouge de mon répertoire. Le répertoire français est immense, il y a une évidence dans le fait que les interprètes français ont une culture, et un ressenti vis-à-vis de leur propre langue, que n’ont pas les étrangers. Il y a une tradition française dans son enseignement non pas seulement académique, mais aussi dans l’apprentissage particulier du métier. On n’apprend pas la musique en France de la même façon qu’à l’étranger, il faut en avoir conscience. De la même façon que l’école de l’Opéra forme à la tradition française, de la même manière le Conservatoire apprend un style français. Je sens une grande proximité avec la maîtrise de ma langue : la précision des consonnes, des voyelles, la place des accents toniques, et la coloration bien sûr. ».  

Ce choix, partagé par une génération de jeunes chanteurs, dont la soprano Julie Fuchs, offre une nouvelle dimension à l’interprétation de ce répertoire. Les chanteurs en sont bien conscients : « Cinquante ans d’interprétation sont accessibles en un clic pour nous. C’est une chance inouïe, pour s’en inspirer, comme pour s’en affranchir. J’écoute des grands chanteurs de mélodies françaises comme Camille Maurane, Michel Sénéchal, tous ces chanteurs d’il y a plus de cinquante ans, et j’essaie de voir si leur sonorité me semble passée, ou pas. Ce sont de vrais débats, comme la question du « r » roulé, la question de la fermeture des voyelles en fin de mot, la prononciation des diphtongues. Il n’y a rien de figé dans la musique classique. Doit-on prendre quelques libertés pour que cela colle plus aux attentes d’aujourd’hui ? C’est une question essentielle pour nous, interprètes. Nous ne sommes pas révolutionnaires dans la musique classique, le changement se fait toujours délicatement ». 

Madrigalisme

Révolutionnaires peut-être pas, mais acteurs confirmés, sans aucun doute. L’incarnation du rôle passe pour Dubois par un jeu théâtral, son corps devenant un instrument qu’il aime à moduler à l’envie. La musique d’Escaich s’y prête. Une manière qui remonte au siècle dernier, comme nous le rappelle Cyrille Dubois : « Le madrigalisme est inhérent à la musique française.  On le retrouve dans Point d’Orgue notamment dans une scène où le personnage joue à jouer Mozart, Dieu, la mère, le père…On le retrouve déjà à l’époque de Debussy, Fauré, Poulenc. Il y a donc quelque chose de très français dans la musique de Thierry. »

Et Cyrille Dubois excelle dans le madrigalisme, ainsi que dans un champ musical ouvert, ce qui lui permet d’endosser un nombre bien plus vaste de rôles qu’on pourrait le croire : « Je suis un ténor léger, plutôt élégiaque, ce qui me mène souvent vers des rôles plus insouciants, comme dans le dernier Fortunio.  Ce rôle de l’Autre m’ouvre des portes, sans aucun doute, comme PlatéeLa Femme folle chez Britten, ou le personnage de Quint dans Le Tour d’écrou, ce sont des rôles que je rêve de faire ».

Pour le moment, il est à l’arrêt. Comme tout le monde. Et vit cette période avec une indignation et une incompréhension intactes depuis la première fermeture des théâtres : « Il y a un grand sentiment d’injustice dans le monde de la culture. Même si on est soutenus, demeure cette incompréhension face aux décisions qui sont prises pour notre secteur. Il faut revenir à un mode de vie plus optimiste, et je crois que l’art peut y contribuer. Car on ne peut pas priver une société de toutes ses soupapes d’évasion, intellectuelle, géographique…» Sinon quoi ? Sinon l’infinie tristesse d’un désert sans spectacle, sans théâtre, sans musique. Et comme le dit un joli proverbe anglais : « un cerveau vide est la boutique du diable ». 

La Voix Humaine, Francis Poulenc, Jean Cocteau/ Point d’Orgue, Thierry Escaich, Olivier Py, mis en scène par Olivier Py, direction musicale, Jérémie Rhorer, avec Patricia Petibon, Cyrille Dubois, Jean-Sébastien Bou. Diffusé sur France-Musique le 27 mars à 20h. Et disponible en VOD sur le site du Théâtre des Champs-Elysées à partir de début mai.