Pour Transfuge, Philippe Grandrieux évoque sa manière de travailler, sa conception du cinéma, ses installations, le male gaze et les débats suscités par ses films.

Serge Kaganski (collaborateur de Transfuge) qui était présent sur le plateau de Malgré la nuit m’a raconté avoir été impressionné par la dimension physique de votre manière de filmer. Comment expliquez-vous votre besoin viscéral d’être derrière la caméra ?

C’est une expérience très physique en effet. Autant le film a été pensé et écrit (je ne pourrais pas réaliser un film que je n’aurais pas écrit), autant quand je tourne, je n’exécute pas un scénario. Celui-ci est remis sur la table d’opération par les lumières, les visages, les sons que j’entends autour de moi pendant le tournage. Quand je tourne, il y a quelque chose qui se passe. Il y a une exaltation, une joie, une frénésie. Parfois une grande tristesse… Le film se constitue dans des passages d’intensités. Dans des emboîtements, des confrontations de scènes, d’images, de sons. C’est un travail très proche de la sculpture : on attaque la matière de partout, et peu à peu la forme apparaît. Avant la forme n’existait qu’en puissance comme elle existe en puissance dans le marbre. Mais c’est le geste qui fait que la forme se lève, c’est la force du poignet ! C’est très physique, oui. C’est pour cela que je ne peux pas m’imaginer ne pas tenir la caméra. Cela n’aurait aucun sens pour moi de dire à un caméraman : « là tu vas suivre le personnage, puis faire un panoramique jusqu’à cet arbre, puis t’arrêter, etc., ».

Est-ce parce que vous voyez le réel comme un chaos que vous filmez ainsi ?

Je pense que le réel est un chaos. Un chaos dans lequel on essaie de tracer des lignes qui nous préservent du chaos. La fonction symbolique du langage nous permet de tenir à distance cette matière pulsionnelle qui nous constitue. Le cinéma peut attraper quelque chose de ça. À condition de pas être assujetti au récit ou au théâtre. Le cinéma a une puissance propre en tant qu’il est une technique : une technique de la fragmentation, du cadre, de l’enregistrement, de l’impression, du montage, des assemblages. Rabattre le cinéma sur le réalisme, c’est diminuer sa puissance. J’aspire à voir des films – comme L’Aurore de Murnau – où le rapport entre les plans creuse à l’intérieur de la coupe un autre espace : l’espace de la pensée. Godard a très bien formalisé cela.

Jean Epstein aussi…

Oui sauf que chez Epstein, comme chez Artaud d’ailleurs, il y a une naïveté. Il y a la croyance que le cinéma peut être un art complet. Epstein et Artaud projetaient un cinéma rêvé qui s’est fracassé contre la réalité. Mais le cinéma est curieux, difficile : il a aussi besoin de s’appuyer sur des choses triviales.

Rabattre le cinéma sur le réalisme, c’est diminuer sa puissance.

Quoi qu’il en soit c’est une manière plutôt minoritaire d’envisager le cinéma, non ?

Minoritaire, oui, sûrement. Godard a dit que la marge c’est ce qui permet de tenir les pages. C’est une image très belle. C’est toujours minoritaire, les choses importantes. C’est une utopie de penser qu’elles deviennent majoritaires. Elles sont déterminantes non parce qu’elles sont majoritaires mais parce qu’elles attaquent quelque chose avec une plus grande vitesse, une plus grande clarté. Alors que le monde, lui, a sa propre lourdeur, son roulement de fond qui ne fait que rouler du sable.

Dans Lenz, Buchner écrit : « les plus belles images, les sons les plus amples et les plus majestueux se groupent et se dissolvent. Il ne reste qu’une chose : une beauté infinie qui passe d’une forme à l’autre ». Votre cinéma, lui aussi, cherche à traquer des métamorphoses…

Quel passage magnifique ! Lenz a été un texte très important pour moi. C’est pourquoi j’ai nommé Lenz le personnage principal de Malgré la nuit. À un moment j’avais pensé faire une adaptation de Lenz. Surtout pour le début que j’adore. Ce passage où le personnage traverse la forêt et où tout lui entre dans le corps. Et cela avec une vitesse et une frénésie folles ! C’est un texte éblouissant, un texte qui ne traite pas de l’assommante petite réalité mesquine.

Dans le texte de Buchner, comme dans vos films, les figures changent sans cesse de place, de forme. Jamais fixées, elles surgissent d’une sorte d’obscurité fondamentale, puis y sont englouties et surgissent à nouveau…

Vous avez raison. J’aime cette instabilité : cette sensation que les choses surgissent puis s’éteignent. Ce mouvement perpétuel d’une forme dans une autre, d’une sensation dans une autre, d’une émotion dans une autre. Par exemple dans La Vie nouvelle (ça m’a d’ailleurs beaucoup été reproché) on ne sait pas qui est qui. Seymour et Roscoe sont-ils père et fils, frères, amants ? C’est confus. Il y a confusion car le réel n’a pas pour vocation d’être clair ou explicite. Le réel est un bouillonnement d’intensités chaotiques qu’on essaie d’attraper par les moyens du cinéma. Le réel n’a pas la stabilité d’un récit organisé selon les règles de la psychologie freudienne et Hollywoodienne : L’Œdipe, le père, la mère, la castration et le Saint-Esprit (rires). Avec ça on est tranquille : on sait où on est (rires). Ça organise la majorité des récits : » mon père est mort, donc je retourne sur le lieu de mon enfance où je ne suis jamais allé, je découvre une maison, à côté de cette maison habite une jeune femme… » et voilà le récit qui se construit toujours sur les mêmes grands thèmes : la culpabilité, le refoulé, etc. On applique toujours les mêmes grilles. Des grilles qui ne sont pas intéressantes quand, comme moi, on se soucie des métamorphoses, des choses qui soudain sont là, devant vous, inexplicablement, des choses qui vous traversent et vous dévastent sans raison œdipienne. Le monde est un fracas. La vie est un fracas. On ne peut pas saisir la vie, on ne peut pas l’expliquer. On ne peut pas la représenter. Comme le dit Dostoïevski, la vie est dans le cœur des hommes. Le cœur des hommes ce n’est pas le petit théâtre œdipien qui peut en attraper quelque chose. C’est autre chose, c’est un geste, une ligne de Picasso, une fleur de Van Gogh…

Les mystiques ont eux aussi beaucoup insisté sur le fait que le monde est sans raison. Que la rose est sans pourquoi comme l’écrit Angelus Silesius. Êtes-vous sensible au mysticisme ?

Je ne sais pas si c’est du mysticisme. Nietzsche considère les choses dans leur surgissement inexplicable. Sade aussi quand il écrit qu’il n’y a pas de raison à un tremblement de terre. Qu’il n’y a pas d’explication même si on en voulait une. On voudrait qu’il y ait des raisons mais non, la vie est plus démunie que ça. Je ne me sens pas du tout mystique. Ce serait même l’inverse.

Vous parlez de vie démunie. Je sais que vous vous êtes intéressé au concept de « vie nue » tel qu’il a été formalisé par Giorgio Agamben. Au point d’intituler The Bare Life une de vos expositions…

Les curateurs de la Empty Gallery à Hong Kong avaient vu mon travail à New-York. C’est une très belle galerie, sur deux niveaux, entièrement noire, donnant sur le port d’Aberdeen. J’y ai installé la trilogie Meurtrières/ Unrest/ White Epilepsy. Et les curateurs m’ont proposé de produire une pièce. J’ai alors réalisé une pièce intitulée The Scream : onze écrans assez proches les uns des autres dans une pièce cubique. Et sur chaque écran c’est le même film qui passe, avec un décalage de deux secondes. L’ensemble crée une sorte de vibration envahissante et constante des corps et des sons. Vous savez, ce sont les mêmes inquiétudes qui fabriquent les films de fiction et ces installations. Les mêmes questions. C’est le même geste. Ce sont seulement des objets qui n’ont pas les mêmes possibilités d’être : l’un demande l’immobilité et une image plus grande que soi, l’autre accueille d’autres modes d’appropriation de l’image. J’ai intitulé cette exposition The Bare Life. Agamben distingue la bio (la vie en tant que vivant) de la zoe (la vie encadrée, soumise à un ordre social). La vie nue, c’est l’exposition démunie à la vie. Or dans cette chose démunie il y a une puissance absolue, une autre souveraineté que la souveraineté politique : la souveraineté de ce qui ne peut pas être circonscrit par les mots ou par la pensée. La souveraineté de l’impensable. La vie nue, c’est aussi la vie du virus. Avec le virus, nous sommes confrontés à la puissance absolue de la vie nue.

Vous imaginez faire d’autres installations à l’avenir ?

Là, je suis en train d’écrire un scénario de fiction mais oui, je vais continuer. Je devais mettre en scène Tristan et Isolde pour l’Opéra de Flandres. J’y ai beaucoup travaillé. J’ai tourné des images car des images seront projetées pendant les représentations. La première devait avoir lieu le 7 février. C’est reporté à 2023. Je me suis rendu compte que je travaillais sur un opéra avec les mêmes questions que pour mes films et mes installations.

C’est un opéra qui vous va bien : une grande coulée d’où des motifs émergent avant de disparaître puis de réapparaître, transformés…

Oui, c’est vrai. C’est très étonnant. En défaisant le récit mélodique, Wagner réalise un prodigieux travail sur le son. Chaque instrument résonne dans les autres. C’est presque du mixage ! À Bayreuth, Il a fait construire une fosse spéciale pour que le son des voix se mélange avec celui des instruments. La précision de sa pensée sur la nature du son est incroyable.

C’est aussi une écriture musicale qui autorise le cri…

Oui, tout à fait. La voix est poussée dans des intensités vraisemblables. D’ailleurs le chanteur qui a chanté la première fois le rôle de Tristan en 1865 est mort d’épuisement quinze jours après. Cela peut être dangereux de chanter Wagner (rires).

J’aime cette instabilité : cette sensation que les choses surgissent puis s’éteignent.

Vous évoquiez la réception parfois chahutée de vos films. Quel regard portez-vous sur ces débats critiques aujourd’hui ?

Mon regard est très différent aujourd’hui. Mais je mentirais si je disais que ça ne m’a rien fait à l’époque. On ne peut pas être indifférent quand on se lève le matin et qu’on voit étalé dans Libération « Sombre idiot » Dans sa critique Gérard Lefort parle très peu du film. Et il en parle avec une violence qui m’est presque personnellement adressée. Pour

La Vie nouvelle ça a été encore plus dur, un cauchemar. Philippe Azoury a écrit que j’avais volé des idées à je ne sais pas quel film porno expérimental canadien dont il m’avait confié une copie en mains propres. Or j’étais au Festival de Rotterdam en même temps que lui et j’ai demandé à le rencontrer. On me le présente et je lui demande pourquoi il a écrit ces horreurs sur moi. Et lui me répond « mais qui vous êtes ? » … Les films doivent être critiqués, même durement, mais avec des arguments. Là c’était une atteinte nominale. Il y a une blessure narcissique, forcément. Comment en serait-il autrement ? Maintenant, très sincèrement, cela m’est devenu indifférent. Je me dis qu’un film peut susciter des réactions violentes et des réactions enthousiastes. Comme j’en ai rencontrées par exemple au Mexique, à Hong Kong, aux États-Unis.

Vous êtes un peu dans la même situation que F.J.Ossang. Ses films suscitent souvent l’enthousiasme à l’étranger. En France, c’est un peu plus compliqué…

Je pense qu’il y a une tradition française pour un tout autre cinéma. Pour un savoir-faire intelligent dans la manière de montrer les rapports amoureux. Pour quelque chose d’éduqué, comme un dîner chez les notaires. Si vous regardez la Nouvelle Vague, Truffaut a mille enfants. Vous les connaissez comme moi. Godard lui n’en a aucun. C’est tout dire ! Godard n’a rien à voir avec tout ce bazar. Il ne manipule pas de manière savante les mouvements de l’âme. Il propose quelque chose de plus brutal. En France on accepte difficilement les films qui regardent ailleurs. On vous accepte difficilement quand vous regardez plus du côté de Dostoïevski que de Balzac et Flaubert.

Vous citez souvent des artistes russes…

Oui. Quand vous regardez des films comme L’Ascension de Larisa Chepitko ou Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, il y a une démesure et une frénésie russes qui parviennent à attraper l’homme dans le paysage. En France, il n’y a pas de paysage. Ils sont tous au café à boire des coups. Ou quand on filme le paysage c’est toute de suite une idée du paysage, c’est tout de suite « paysan ».

Que pensez-vous de tous les débats actuels sur le male gaze ?

Il faut distinguer très nettement ce qui ressort de la réalité et ce qui relève du fantasme, du désir. Dans la réalité, c’est un combat qui doit être mené absolument. Il y va de notre humanité, de notre rapport à l’humanité. Il faut soutenir sans l’ombre d’une hésitation la lutte des femmes pour qu’elles puissent gagner leur autonomie et leur liberté. Pour qu’elles cessent d’être des proies. Il est intolérable que les femmes soient soumises au pouvoir des hommes. Pour ce qui est des représentations, c’est différent. Les représentations sont des productions de la pensée qui sont traversées par des choses ni morales ni acceptables. Sinon l’art s’effondre.  Sinon on n’aurait ni  Le Caravage ni Dostoïevski. On ne peut pas visiter le Louvre selon les codes Facebook du puritanisme américain. J’ai un ami qui a montré Le Mépris à ses élèves. Ils ont trouvé que Godard objectivait Brigitte Bardot. Ça a été terrible. Ils sont allés jusqu’à porter plainte… Les films n’ont pas vocation à être des objets moraux. Ils sont complexes, clivés. C’est comme s’il y avait une police des mœurs sur les rêves. Que le matin, on se lève, en se disant « mon Dieu, c’est pas possible, j’ai rêvé un truc pas du tout correct. » (Rires).

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