À la tête du Carreau du Temple depuis cinq ans, Sandrina Martins devait présenter ce mois-ci la première édition d’Everybody, un festival de danse, d’arts, de performance, dédié au corps sous toutes ses formes. Elle évoque avec nous les difficiles enjeux d’un lieu de spectacles en temps de covid. 

Comment avez-vous vécu les dernières annonces du gouvernement qui ferment à toute possibilité de réouverture des lieux de spectacle dans les semaines à venir ? 

La tristesse l’emporte sur la colère. Nous préparions ce festival Everybody depuis deux ans. C’est un crève-cœur de devoir l’annuler. Notre métier, c’est de mettre en relation les artistes avec le public, si nous ne pouvons plus le faire, à quoi bon ? La plupart des spectacles seront reprogrammés, mais pour les artistes, le coup est dur. Ils sont très angoissés pour la suite. Pour vous donner un exemple, je viens d’avoir au téléphone une chorégraphe dont le spectacle aura été programmé trois fois, et toujours reporté, donc jamais vu. On reporte, on reporte, mais un goulot d’étranglement se forme sur les périodes de réouverture, que tous les lieux expérimentent. Si je ne fais que des reports dans ma saison prochaine, je risque donc de présenter presqu’à l’identique la même saison. Mais je veux donner la priorité aux reports, parce que je trouve cela très cruel de dire à un artiste que tant pis pour lui, il a raté son tour. Il est donc possible que la saison à venir soit comme partout beaucoup plus dense…

« Everybody » portait dans sa démarche un sujet on ne peut plus de notre temps : le corps, sa représentation, ses métamorphoses…

L’idée était de créer un nouveau festival qui soit à l’image de tout ce qu’on fait au Carreau du Temple autour de la question du corps. Le corps, dans ses pratiques, la danse, le sport, on a un programme énorme de cours au quotidien ici, et puis la représentation du corps dans les spectacles. Je voulais parler de tous les corps. Il s’agissait d’un dialogue des esthétiques dans la Halle. On organisait aussi un cycle de conférences avec Lauren Bastide, journaliste féministe qui permet d’aborder des problématiques d’homophobie, de grossophobie, de validisme ( discrimination des handicapés). Ces conférences recueillent un très grand succès, notamment auprès des jeunes qui sont des habitués du Carreau. Par le confinement, on s’est rendu compte comme le corps est au centre de nos pensées : d’une part, pendant le confinement, le corps a pu se reposer, et d’un autre côté, ce fut l’empêchement du corps. Ce confinement a permis aussi de mettre en lumière des corps invisibles, comme ceux des SDF. Ils sont apparus dans la rue pendant le premier confinement, on ne voyait qu’eux. C’était donc cela l’idée d’« Everybody », parler de tous les corps, à travers aussi des questions sociales. Voilà donc ce qui traversait les spectacles, les installations d’art contemporain, les rencontres, les documentaires, notamment celui d’Amandine Gay, Ouvrir la voix, sur les femmes noires. 

Ce sont des questions au centre de la vie sociale et politique, et qui divisent…

Oui, mais il ne s’agit pas là de diviser, simplement de donner la parole. Je crois que ce qui est très salutaire dans le mouvement #MeToo, c’est cette parole libre qui s’exprime sans rejeter tout le système, mais simplement en racontant ce qui a lieu. 

Craignez-vous que d’autres habitudes s’instaurent, et que le public soit moins présent lors de la réouverture ? 

Non pas du tout, je sais que dès qu’on rouvrira, on aura beaucoup de public. Ce fut le cas cet été, je crois que les gens plus que jamais ont envie de se rendre dans une salle pour voir un spectacle, se laisser emporter par les aléas d’une représentation qui n’est jamais la même, d’un jour sur l’autre. C’est ça qui est fabuleux dans le spectacle vivant, et qui le rend pour beaucoup irremplaçable.

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