Ami lecteur, je sais que la mélancolie te gagne à force d’arpenter un Quartier latin où le livre ne cesse de reculer devant la frite et la fripe. Mais sache que ce paysage désolé scintillera bientôt dans ton souvenir à la manière d’un paradis perdu : « Alexandre Garnier pleurait dans son bureau et il ne savait pas pourquoi. Il ne pleurait pas parce que la rue de l’Odéon s’était transformée en rivière en crue qui charriait, de temps à autre, une voiture : il n’y croyait tout simplement pas. (…) On parlait de trois cents morts et s’il en jugeait par le spectacle qui se déroulait sous ses yeux, la tempête tropicale qui s’était déclenchée depuis deux heures allait faire un sacré nombre de victimes dans Paris. »

Nous sommes dans un futur proche, compter une dizaine d’années, les « Dingues » sont au pouvoir (suivez mon regard vers l’extrême-droite), la « balkanisation climatique » ne cesse de s’aggraver, la guerre civile oppose quantité de factions aussi diverses que féroces, des Barbus à Nation Celte en passant par les Groupes d’Action Antifasciste ou les ZAD Partout ! Tandis que les Apôtres de la Grande Panne préparent le Stroke, à savoir le définitif sabotage de toutes les communications sur la planète. Au milieu du désastre tente de surnager à tous les sens du verbe l’éditeur Alexandre Garnier, déjà cité : « La particularité de sa génération, c’est qu’elle avait vu Soleil vert à quinze ans, et qu’à cinquante, elle vivait dedans. » Entre deux sanglots, lui vient l’idée de retrouver la trace d’Adrien Vivonne, ancien camarade de classe devenu poète dont il publia quelques recueils tout en s’efforçant de saboter sa carrière par pure jalousie. Il s’avère que les poésies de l’ami d’enfance ont souterrainement acquis au fil des années une dimension mystique « comme si Adrien avait deviné qu’il y avait un autre monde à portée de main. Les occultistes avaient tourné autour de cette idée quand ils parlaient du voile d’Isis ou encore les Surréalistes quand ils voulaient l’atteindre par le rêve éveillé. » A en croire certaines légendes urbaines, quelques admirateurs parmi les plus fervents auraient même usé de ses vers pour se transporter dans une dimension parallèle — ou peut-être pour rejoindre les rangs d’une communauté établie en Grèce.

Jérôme Leroy se montre ici aussi à l’aise dans le registre du polar d’anticipation que dans celui de la quête spirituelle et l’émotion gagne jusqu’à en avoir le cœur serré à mesure que le roman dévoile son véritable projet : l’inventaire avant liquidation de tout ce qui nous importe. Tel un petit Poucet anxieux de retrouver son chemin après s’être égaré dans cet avenir des plus sombres, l’auteur sème chemin faisant quantité de cailloux littéraires — Pirotte, Norge, Follain, Guillevic, Réda, Laforgue, Nabokov, Proust, Rimbaud, Apollinaire… Auxquels il faut ajouter André Hardellet, sans doute l’influence la plus évidente, et le poète Georges L. Godeau. Autant de noms de passe, de précieux talismans à chérir car « ils avaient raison, nous n’allions plus rien voir dans les décennies qui suivraient, nous allions de moins en moins éprouver la beauté immédiate du monde, nous serions d’éternels spectateurs de nos vies, condamnés à être connectés en permanence les uns aux autres dans un présent perpétuel jusqu’à la catastrophe en cours, inévitable, parce qu’à un moment ou à un autre, le réel se venge d’avoir été réduit en esclavage par des algorithmes. » Bouleversant hommage aux pouvoirs de la poésie, bréviaire de résistance à l’air du temps, Vivonne porte à notre connaissance la première bonne nouvelle de l’année 2021 : la littérature nous sauvera.

Vivonne, Jérôme Leroy, éditions de La Table Ronde