Pour son premier roman, Ruse, l’essayiste et critique littéraire Eric Naulleau choisit le genre du polar dont il situe l’intrigue en Bulgarie, conférant un exotisme balkanique à son thriller amoureux.  

Sofia, sous la chaleur de plomb du mois d’août. La statue à tête d’or de Sainte-Sophie, déesse protectrice de la ville, accueille le lecteur de son sourire énigmatique, à moins qu’elle ne le mette en garde contre les périls à venir. Bravant l’ombre menaçante de la sainte patronne et de la nuit qui gagne, la silhouette de Deliana nous guide des beaux quartiers de Sofia aux bas-fonds de la ville, jusqu’à l’« Orphée et Eurydice », club de strip-tease dans lequel la jeune danseuse officie, livrant son corps musclé aux sinueuses contorsions du pole dance. 

En dépit de son auguste nom, l’« Orphée et Eurydice », s’avère être le bouge vulgaire attendu que la mélancolique ritournelle de Kornélia, égérie almodovarienne du lieu et gloire locale déchue, ne parvient pas à ré-enchanter. « Noire est la couleur de l’amour », y susurre-t-elle de sa voix désabusée tandis qu’à l’étage le patron Mitko se livre à des trafics crapuleux.  Surnommée « l’étudiante » en raison de sa langue bien pendue et de sa propension naturelle à citer les écrivains français, Deliana l’intello s’y trouve mêlée à une sombre affaire de photos volées mettant en jeu l’une des personnalités les plus en vue de Bulgarie. Une cavale commence alors jusqu’à « Ruse », la cinquième ville du pays près de la frontière roumaine, dans laquelle Deliana entraîne Serge, son ancien amant, journaliste français et écrivain velléitaire, réveillant une ancienne passion…

Si l’intrigue ténue, les personnages archétypaux, les dialogues ciselés empreints d’humour font penser au Frédéric Dard de San Antonio, les péripéties du couple Serge-Deliana apparaissent vite comme un prétexte pour rendre hommage à une Bulgarie méconnue dont on découvre les différentes facettes à la faveur d’un road trip urbain et sauvage agrémenté de verres de rakias et de réminiscences d’un passé communiste qui a laissé des traces. Ainsi en est-il de la « lèpre » qui ronge le métal d’une monumentale sculpture autrefois érigée en l’honneur des treize siècles d’existence du pays et aujourd’hui effondrée dans le Parc du Palais de la Culture alors qu’opposants et partisans de la démolition des vestiges s’affrontent « de part et d’autre d’une ligne de démarcation entre l’ancien régime et la Bulgarie nouvelle ».

Depuis James Ellroy et Los Angeles, le polar est le lieu privilégié des portraits de villes et Ruse s’inscrit dans cette tradition, le maniérisme des descriptions se faisant l’écho du style rococo de la cité et de ses « bâtiments semblables à des meringues enveloppées dans le bleu du ciel ». Mais c’est sans doute davantage par le truchement du film noir qu’Éric Naulleau appréhende le genre, tentant en ouverture l’équivalent d’un plan séquence et laissant dans son écriture une large place à la couleur. D’abord trempée dans le rouge des néons et des velours du club, sa plume se teinte résolument de noir dans les chapitres finaux du roman alors que s’achève, sur les bords du Danube, la fuite en avant d’un couple maudit. 

Ruse, Eric Naulleau, Albin Michel, (208 pages, 18€)