Un très bel échantillon de l’œuvre de la grande photographe américain Jan Groover est à découvrir chez Folia. Un éloge de la rigueur.

Seul avantage de l’ignorance, que j’avoue en toute humilité, de l’œuvre de la photographe américaine Jan Groover (1943-2012), déracinée volontaire en France en 1991, rebutée par une Amérique tenue par Bush père : c’est dépourvu d’idées préconçues, sans œillères, que je passe d’un tirage à un autre sur les murs de la galerie Folia. Aussitôt comparaison et analogies affluent. Ici, c’est un mécano d’objets qui sature de façon très cubiste l’espace ; là, cette lame de couteau qui fait saillie, obliquement, vers moi depuis une table a quelque chose d’une nature morte classique et de ses effets de trompe-l’œil ; là, encore, un noir intense, comme lustré, et des fleurs aux chromatismes tout aussi poussés, s’impose au regard comme une de ces exquises compositions florales des maîtres hollandais ; quant à ces récipients au coude-à-coude, ils ont l’existence à la fois banale et têtue de ceux de Morandi. Bref, je pense peinture, et le pouvoir associatif de l’œil et de la mémoire fait surgir des tableaux à l’esprit.

La première impression est la bonne : avant de se convertir à la photo, à l’orée des années soixante-dix, Jan Groover fut peintre. Et sa notoriété en tant que photographe, elle la doit d’abord aux natures mortes qu’à partir de 1978 elle assemble dans sa cuisine. Formaliste impénitente et décomplexée, elle capte moins ses images qu’elle ne les bâtit, avec une rigueur architectonique qui n’a rien à envier aux grands géomètres de la modernité picturale. Dès 1987, une rétrospective au MoMa la consacre, l’an dernier c’était au tour du Musée de l’Elysée à Lausanne, elle comptait aussi (elle fut enseignante) Gregory Crewdson au nombre de ses étudiants, et elle n’a eu de cesse de jouer sur le clavier des possibilités de la photo, parcourant la gamme des motifs (natures mortes, donc, mais aussi portraits, extérieurs), déclinant les techniques – tout ce qui constitue, donc, du statut à la pratique, le portrait-robot d’une grande photographe. Au sens le plus littéral du terme.

Car les jeux des correspondances picturales ont leurs limites, la photo selon Jan Groover n’est pas seulement une façon de faire de la peinture par d’autres moyens – et encore moins un pis-aller. Ne serait-ce que parce que ses images prennent aussi place tout naturellement dans une constellation photographique. Je pense ici à Mapplethorpe – fleurs et fond noir d’obsidienne –, là ce sont les natures mortes d’Irving Penn et, remontant plus loin dans le temps, c’est Edward Weston et ses très gros plans aux courbes sculpturales. Certes, la photo, chez Jan Groover, est le fruit d’une concertation patiente, d’une évaluation méticuleuse des possibilités d’agencement et de structure de son sujet (ainsi, ces barrières, ces grillages, ce banc qui, dans les scènes d’extérieur, assurent la partition de l’espace). Mais c’est la nature même du médium d’être d’abord rapport direct, empreinte d’un objet, d’un lieu, d’un visage, d’un corps sur la pellicule. Cette instantanéité-là, que n’a pas la peinture qui fixe lentement, laborieusement, ce qu’elle a devant elle, donne toute leur profondeur de champ, parfois poignante, aux images de Jan Groover. Ce jardin vide de présence humaine, n’est vide qu’au moment du cliché : quels enfants y jouaient juste avant, quel couple viendra s’y promener juste après ? Cet adolescent aux yeux mi-clos, rêveur, va-t-il les ouvrir et les diriger vers nous ? Il n’est pas jusqu’aux natures mortes qui ne soient ainsi touchées par le sentiment de provisoire que suscite toute photo : comment étaient-elles arrangées l’instant d’avant, comment le seront-elles l’instant d’après ? Mystère et puissance de l’art de Jan Groover, dont l’ordre formel si travaillé rend encore plus sensible, par contraste, ce jeu avec le temps fugitif.

Exposition Jan Groover, « Tout ce qui est vrai est beau », galerie Folia, jusqu’au 24 octobre.

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