Antoine est attaché parlementaire au service d’un député socialiste ; la période « Hollandaise », l’effondrement du parti et le compromis permanent ont entamé ses convictions comme sa foi dans l’action politique. Des mots aux dimensions exagérées : après quelques pages seulement, Antoine se révèle être un genre de croyant tiède au moral mou, saisi par « la peur de sa banalité » – et nous avec lui. Il observe les trahisons morales de son député, voit la société impatiente de changement, pense à son salaire mensuel et s’en veut de ne rien faire de déterminant pour le bien commun. Apparaît ensuite une jeune femme, L., que l’activité de hackeuse retranche dans la solitude de son appartement. À la fois apeurée et écœurée par ses contemporains, L. scinde mieux que Gaston Bachelard le monde en deux espaces étanches : le « dedans » (Internet et son bazar virtuel) et le « dehors », sachant qu’elle déteste « autant le dehors que le dedans ». De son rapport opaque avec la réalité, L. croit dégager quelques certitudes. On ne la reprendra plus, par exemple, à travailler dans des bars où les patrons « ont des mains dégueulasses ». Et puis « passé une certaine heure, les hommes sont tous des chiens de la casse ». Sachant encore que l’injonction de féminité faite aux femmes est « colonisatrice ». Alors L. répare des ordinateurs pour gagner sa vie et pirate l’informatique mondiale au nom des grandes causes qu’elle a identifiées et dont personne ne discutera la pertinence – encore moins l’auteure du livre.

La mission de ces deux personnages dépourvus d’essence ? Nous entraîner dans le « grand roman de l’engagement ». (Ah cette vanité qui nous gâte, envahissant comme jamais le packaging revisité des produits laitiers, les smoothies et surtout les quatrièmes de couvertures…)

Il en résulte un livre lourd en mains ; non pas qu’il soit trop ambitieux ou prétentieux, non, ce qui le rend si embarrassant, c’est son dessein résolument commercial. Parce que l’on imagine sans mal ce qui a prévalu à son existence. En fait de roman sur l’engagement politique, l’auteure aligne avec méthode tous les thèmes trendies des derniers trimestres. Les gilets jaunes, les hommes sur-hormonés, le glyphosate, la faillite de la démocratie, le prix de l’essence, l’urgence climatique, les violences policières, l’infantilisation des pauvres : Comme un empire dans un empire est la marchandise la plus bavarde de cette rentrée littéraire. Le problème, d’un point de vue intellectuel (pardon), c’est que ces questions sont systématiquement traitées dans le sens du poil. Ce n’est pas ici en tout cas que le lecteur entendra la moindre dissonance et chaque tribu, chaque chapelle, chaque division de notre société en voie de ruptures nombreuses, y seront flattées avec beaucoup de précautions. Disons qu’Alice Zeniter n’a pas la modestie d’aimer en vain. Quant au portrait qu’elle nous propose de la jeunesse, on se désole de la voir aussi immobile, aussi sèche, aussi exposée aux plus indignes triomphes. Antoine et L. sont en tout point conformes aux vœux de leur créatrice : ils ne sont ni des héros, ni des anti-héros. Coupés des élans spirituels ou amoureux, dépourvus d’humour, peu portés sur les joies collectives et pourtant si pressés de l’intérêt général, ils pataugent dans une étonnante immaturité. Laquelle occasionne des dialogues à la fois imités et inférieurs à ceux de la jeunesse des années soixante-dix. Ainsi chaque personnage se déjuge ou se contredit de manière spectaculaire avec la permission étonnante de l’auteure. Un exemple ? Le mot d’anarchie leur monte souvent à la bouche cependant qu’ils envisagent l’Etat (!) comme la seule machine capable de lutter contre le « capitalisme ». Mais ce qui frappe davantage, c’est le niveau inouï de paranoïa dont cette génération serait – selon le roman – imprégnée. Une paranoïa qui agite particulièrement L., méfiante à l’égard des autres hackeurs, du vendeur de kébabs, des théories du « dedans » et des vérités du « dehors ». Un enfer. Une maladie. Et à la fin, un livre malade, symptomatique du postmodernisme, où A. Zeniter et ses créatures guettent les futures explosions sociales avec une impatience matinée de bâillements. « Quelque chose bouge », « Ça va péter » disent-ils ensemble en goûtant aux répétitions historiques comme au vintage. « Est-ce qu’on peut faire un peu la révolution ? » s’interrogent-ils encore autour de la table. La guerre d’Espagne et le mot de « combats » sont naturellement convoqués. À l’une nous aimerions offrir le mince opuscule de Rainer-Maria Rilke, aux autres nous ferions découvrir Garcia Lorca – surtout ses derniers entretiens.

Mais à lire les compliments apologiques que les médias ont réservés à ce roman, et à deviner les prochains hommages dont son auteure sera une nouvelle fois couverte, on peut au moins tirer deux conclusions : il y a bien un empire dans l’empire. Cependant il n’est pas celui que l’on croit.

Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, Flammarion, 400p., 21 €