Après la présentation en ligne de la programmation du Festival d’Avignon, geste ultime pour révéler ce que ce festival menacé recelait de créationsprometteuses, Olivier Py nous disait, « ce n’est pas encore perdu, mais je suis dans une position étrange, celle d’accepter une fatalité qui viendrait d’en haut.» Eh bien le ciel a parlé, Avignon n’aura pas lieu. Quelle que soit la justesse de cette prudence, il y a dans cette annulation, et sa soudaineté, un écho de la nature tragique de l’événement qui touche notre pays. Le temps tragique a actuellement remplacé le temps de l’existence commune.

Ce n’est donc ni par hasard, ni par afféterie, qu’Olivier Py, pour évoquer le destin du festival, use d’une métaphore cosmique : il y a dans la crise que nous traversons l’effet de la vitesse tragique. Cette soudaineté de la révélation qui fait dire à Tirésias dans Œdipe roi de Sophocle, à Œdipe, l’être tragique parmi les tragiques : « avant ce soir, tu recevras le jour,et le perdras». Vitesse de la tragédie qui frappe fort, et abat. Vitesse de la tragédie qui en moins d’une journée promet et reprend. Oedipe est celui qui a tout reçu, a forgé son arrogance sur cette chance, mais à qui il sera tout repris, et fondera sa sagesse, ce qu’il appelle dans Œdipe à Colone, « ma résignation», sur cette chute. Et il y a dans cette résignation du héros, une promesse de lucidité qui n’est pas sans valeur pour notre époque. Mais nous n’en sommes pas encore là, nous demeurons à l’étape Œdipe roi.

Cette vitesse tragique, n’est-elle pas ce qui nous a abattus au mois de mars ? Ne sommes-nous pas en train de subir la métamorphose d’Œdipe ? L’incroyable rythme de propagation de l’épidémie nous a imposé, comme ultime recours, de nous replier chez nous, tant nous étions incapables d’y répondre. N’est-ce pas là une temporalité tragique que celle de la fuite, et de la stupeur ? Face à la soudaineté de l’épidémie, nous avons réagi comme les grandes figures tragiques, d’Œdipe à Phèdre, d’Hamlet au Roi Lear. Nous étions sidérés, immobiles, médusés. Puis, la pensée est revenue. Partout, et, nous l’espérons, dans ces pages. Pour contrer le temps tragique, et imposer le temps réflexif.

Avant ce soir, entendirent les gens de théâtre un jour de mars, il vous faudra fermer les scènes pour un temps indéterminé. Avant ce soir, déclara Emmanuel Macron, de son ton de Tirésias, il faudra annuler les festivals. Nous avons voulu dans ce numéro de mai si spécial, rencontrer les hommes et femmes à la tête de ces navires de théâtre, de danse, de musique, que sont Chaillot, le Théâtre de la Ville, la Colline, la MC93, pour savoir comment ils avaient vécu cette abrupte décision. S’ils avaient été, à notre image, sidérés par l’annonce. Puis comment ils imaginaient aujourd’hui l’avenir, lorsque la vitesse tragique aura cédé au temps de la vie.

Au prochain numéro, nous demanderons à d’autres qui se battent aujourd’hui pour que le monde du spectacle se poursuive, à l’heure où le monde sera moins déboussolé.
Si nous nous tournons vers eux aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils sont justement placés pour penser ce qui nous arrive. Les artistes, les gens de spectacle ne sont pas, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire en ce temps de crise, à côté de l’évènement. Wajdi Mouawad, Olivier Py, Emmanuel Demarcy-Mota, en montant Sophocle, Eschyle, Camus, ont pensé cette soudaineté de la catastrophe qui nous a fait ployer. Et Didier Deschamps ne peut-il nous parler de la souffrance des corps, lui qui dansa, lui qui vit parmi les danseurs ? Lorsqu’il décidait en février dernier d’appeler les chorégraphes de sa prochaine saison à penser « le temps d’avant », ne pressentait-il pas la rupture qui s’annonçait ? Quant à Hortense Archambault, valeureuse directrice de la MC93 de Bobigny, au coeur du département le plus touché de France, comment pense-t-elle la possibilité du théâtre de renaître ?

Ne croyons jamais que les gens de culture sont en marge, ils n’ont pas le choix, ils doivent être au centre des choses, des émotions, des drames individuels et collectifs, surtout en temps tragique. Et même après. N’en doutons pas, il y aura un après qui surgira, peut-être aussi rapide que la tragédie. Car, comme il est écrit dans OEdipe à Colone, « les dieux te relèvent après t’avoir abattu ».