vicflo

Un ovni québécois traverse la France en ce mois de  septembre. Un conte noir, une pastorale doucement  déglinguée et surréaliste perdue en plein Canada. Mine  de rien, Denis Côté invente un genre : le film politique  au fond des bois.  

L’Histoire a ses ratés, ses échecs, ses utopies  politiques qui capotent mais qui ne sont  jamais tout à fait stériles. Que reste-t-il de  la Nouvelle France, vision avortée d’un  Empire français outre-Atlantique, au-delà  de l’enfilade des clichés pittoresques  (l’accent, les caribous et autres tartes à la crème) ?  Un cinéma, un vrai, vivace, aventureux. On ne parle  pas des films du hipster de service, Xavier Dolan,  confits dans leurs poses chic et toc, mais de la folie  douce, parfois narquoise de Denis Côté, qui invente  un surréalisme crépusculaire made in Québec.  

Vic (ex-taularde, la soixantaine marquée par  la vie) s’est littéralement réfugiée au fin fond des  bois pour s’installer dans une ancienne « cabane à  sucre », comme on appelle les exploitations de sirop  d’érable. Guillaume, son agent de probation, un  brave gars, fait le tour du propriétaire avec elle. Il  avise un juke-box, vestige d’une ère plus trépidante.  « Y a dû avoir de sacrées fêtes ici », lâche-t-il, résumant  ainsi le programme initial du film. Soit offrir à Vic, et son amante Flo (Romane Bohringer, avec son  allure de Patti Smith égarée dans les bois), venue  la rejoindre, un havre d’insouciance. Un lieu idéal  où se délester des pesanteurs du passé. Un coin au  fond des bois, loin du monde, où les deux femmes  pourront recréer une microsociété. Vic + Flo ont vu  un ours est un conte de fées pour grandes personnes. On appelle ça une utopie.

Une utopie amoureuse, un cocon de tendresse,  d’enfance retrouvée. Vic et Flo s’amusent comme  deux petites folles, roulant à tombeau ouvert avec  leur voiturette. Mais Flo ne tient pas en place, elle  a besoin des bars, elle a besoin des hommes, elle  glisse irrésistiblement vers le dehors. Première  fêlure, l’utopie se craquelle, le rêve de Vic lui file  entre les doigts. Mais comme dans toutes les utopies,  il est aussi question de communautés. La fusion  amoureuse n’épuise pas le film. Car, au-delà du  couple, la « cabane à sucre » de Vic est le siège d’une  expérience de réinvention de la vie collective. Sans  une once de graisse théorique, Denis Côté esquisse  des propositions de sociétés alternatives.  

Par exemple, il y a Marina, avec son débardeur  et son côté hommasse. Elle débarque un beau jour  chez Vic. Elles fraternisent et Marina donne à son  hôtesse des tuyaux pour entretenir son petit lopin.  Ce pourrait être l’embryon d’une communauté  féminine idéale – une utopie accessible à toutes :  les corps ne sont pas parfaits et il n’y a pas de projet  politique grandiose. Seulement celui de cultiver son  jardin. Ou alors c’est la petite triade que forment  les deux femmes et Guillaume, l’agent de probation  gentiment coincé. Comme si, la Justice d’un côté,  les fautives de l’autre, pouvaient cohabiter en bonne  intelligence. Comme si le pardon et la réconciliation   n’étaient pas de vains mots.  

Mais voilà, pour emprunter un mot à Flo, malgré  des saynètes à la cocasserie inattendue (Vic ouvre un  placard dans la cuisine, le contenu dégringole), cette  oasis rêvée est « glauque ». Blafarde. Quelque chose  qui tient sans doute à cette lumière pulvérulente,  granuleuse comme sur un vieux home-movie. Où à  cette pétrification qui semble par instants gagner  les traits et les gestes, figer les silhouettes dans une  espèce de rigor mortis du vivant. L’utopie de Vic  baigne dans une atmosphère funèbre, comme si elle  était condamnée d’avance, à l’image de ce gros plan  impitoyable sur son visage, au début, avec les ridules  sous les yeux et la peau fatiguée – un gros plan qui  est un véritable emblème de la défaite et de l’usure.  Rien d’étonnant dès lors si le rêve vole en éclats dans  d’imprévisibles éruptions de violence. Comme un  pied de nez magistral à l’air d’un temps, le nôtre,   qui s’imagine qu’un autre monde est possible.