judasDans le film précédent de Rabah Ameur- Zaïmeche, dont Histoire de Judas est un cousin proche (la légende, la liberté prise avec elle) et éloigné (autres temps, autres lieux), les compagnons de feu Mandrin s’employaient tout autant à perpétuer la geste justicière du voleur anarchiste qu’à transmettre sa parole. Une scène centrale les voyait ainsi commander à un imprimeur – interprété par Jean-Luc Nancy, ça ne s’oublie pas – des reproductions noir sur blanc de ses Chants éponymes. Quelle surprise, alors, de voir ici l’hostilité manifestée par Judas, fidèle de Jésus comme Bélissard l’était de Mandrin, à l’endroit du jeune homme qui lui confie suivre le messie afin de consigner ses dires. Quelle surprise devant sa détermination enragée à brûler les transcriptions après avoir brisé les pots qui les recélaient. Positive dans Les Chants de Mandrin, la figure du colporteur est ici négative, et les faits prouveront que Judas a raison de se défier du « scribe » comme du diable (« reste à distance ! »), et tort de le croire lorsqu’il lui jure loyauté.

En somme, le gardien de la bonne parole a pour ennemi juré celui qui veut la répandre. Paradoxe ? Il n’y a pas de paradoxes, il y a une éthique dont la géométrie doit varier au gré des contextes. Si les mots oubliés du méconnu Mandrin ne vivront que transmis, ceux de Jésus l’ont par trop été, transmis. Détachés de leur situation d’énonciation, ils sont devenus lettre morte, figés en leçons ou dogmes tout juste bons à fonder et asseoir une religion.

Une religion relie, quand il faudrait délier. Parler comme on marche, et que les paroles, comme celles de Jésus selon Judas, « volent comme une hirondelle ». Qu’elles soient « un flot d’amour », dit-il encore. Flot et vol. Flux et mouvement. Ce que les obsédés des dramaturgies médiatiques interpréteront comme une diatribe contre la lecture littérale du Coran – en notant pour preuve que Jésus est joué par un acteur maghrébin – relève bien plutôt de l’art (très) poétique de RAZ. Qui tient en un mot, mais articule tout un langage formel : ouvrir. Et parfois : rouvrir.

Rouvrir le dossier Judas, par exemple, au prix d’une réécriture sacrément culottée et réjouissante du mythe. Rouvrir consiste à déplier ce qui a été trop vite plié. Redéployer les mots. Rendre les paroles aux situations à ciel ouvert qui les formèrent. Le choix de Nabil Djedouani, flanqué de Judas joué par RAZ et d’apôtres à têtes d’Arabes, s’envisage alors comme une réorientalisation du christianisme. Non pas au sens où une belliqueuse manoeuvre d’appropriation entendrait le réenraciner. Surtout pas. Tout le contraire : son verbe à nouveau libre, car mêlé à l’air qui l’a soufflé et frotté à cette terre, ces roches, ces « chemins escarpés », ces étendues et reliefs, en l’occurrence ceux du Sud désertique de l’Algérie, invariables comme les pierres ocre du premier plan ou celles qui plus tard déroberont la silhouette de Judas progressant à flanc de montagne.

Loin des serviles adaptateurs et des vains illustrateurs, Histoire de Judas rouvre la lettre en la diffusant dans le volume du plan, pour peu qu’à celui-ci on offre profondeur et durée. Soit l’épisode des marchands du temple. A priori l’affaire est entendue, la feuille pliée, le sens bloqué, et la connaissance du socle marxiste de RAZ verrouillera le tout, comme on cloute un cercueil : l’Esprit saint n’aime pas l’argent, n’aime pas le profit, n’aime pas l’usure. Jésus premier communiste de l’histoire. Héros des gueux contre les bourgeois de Jérusalem et leurs alliés romains. Tout cela, qui est vrai, qui est définitivement vrai, on l’aurait dit avant d’entrer en projection. Mais la scène telle que menée élargit le champ des rêveries. Les apôtres renversent les étals, soit. Mais aussi : brisent et brûlent les cages qui enferment les animaux à vendre. Et Judas de ponctuer le saccage d’un : « Aucun être vivant ne mérite qu’on l’enferme. Pas même une poule. » Un cri évidemment adressé à son temps par RAZ qui incarne le personnage ; un coup de force brechtien semblable au « du haut de ma potence je regarde la France » lancé à la caméra dans Mandrin. La cage, c’est le capitalisme, d’hier et d’aujourd’hui, émergeant et finissant ; deux mille ans plus tard, la propriété est toujours indue. Mais à la stricte leçon parabolique, une cage aurait suffi, or Judas en démembre deux, trois, évoquant les compagnons de Mandrin fabriquant une barricade en temps réel, redoublant l’idée par un acte concret, performé, présent. Une chose est de promouvoir le commun ; autre chose est d’ouvrir concrètement les cages pour rendre les poules à la capacité de disposer de leurs ailes ; à une souveraineté que réalise comiquement le plan de clôture de la séquence où elles dominent le tas de bois résiduel.

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