uncut gemLe Mumblecore désignait ce cinéma bricolé, murmuré, marmonné, chuchoté, dont Benny et Josh Safdie étaient d’éminents représentants à leurs débuts. L’ironie, depuis qu’ils ont plus de moyens, c’est qu’ils développent désormais un cinéma tout sauf murmuré. Après Good Time, voilà le dément Uncut Gems, un film… comment dire… tchatché, jivé, slamé, hurlé, vrillé, dissonant, bruitiste, explosif, du pur concentré de jus de rue de New York. Comme si les Safdie étaient esthétiquement passés des Feelies à Nirvana et Dr Dre.

L’anti-héros d’Uncut Gems, c’est Howard Ratner (Adam Sandler, énorme, presque sosie de John Turturro), bijoutier juif et magouilleur minable. Pour se sortir de ses problèmes financiers, il veut vendre très cher une pierre précieuse brute à une star de la NBA (Kevin Garnett, excellent dans son propre rôle). On passe les détails et micro-péripéties multiples de ce deal foireux raconté par grands blocs de temps réel (l’action se déroule sur deux jours), la pression de gangs mafieux, la dramaturgie d’un pari sportif en direct live d’un match de basket, la cavalerie financière d’un apprenti-Madoff de huitième zone, la colère d’une épouse trompée : l’important est qu’Uncut Gems est fait d’une infernale tension de tous les instants dont on sort à peu près dans le même état qu’un pogoteur après un concert des Dead Kennedys.

Ratner est juif, disions-nous. Dans la culture juive existe un concept important, celui de mensch, sorte d’idéal masculin : est un mensch celui qui est bon époux, bon père de famille, honnête travailleur, citoyen concerné, homme généreux, etc. À cette aune, les Safdie font leur autoportrait ou se fantasment en très « mauvais Juifs » à travers Ratner : il a beau assister à un repas de famille célébrant Pessah, il ment à sa femme, n’est pas présent auprès de ses gosses, couche avec son employée, s’enlise dans une perpétuelle fuite en avant d’endettement, de petites arnaques et de deals véreux. De ce point de vue, Uncut Gems est un conte moral noir sur les aléas de la vie plus forts que les attaches familiales ou communautaires, une parabole sur l’égoïsme et l’arrivisme, peut-être aussi une critique de la survie économique en milieu ultralibéral et de ses effets sur les gens.

Les Safdie ordonnent cette coulée de cinéma indé new-yorkais noisy à grandes rasades de pur présent, d’images granuleuses, de cadres et de montages coupants, de trognes et de dialogues purs Nuuu Yaaawk, d’une bande-son hallucinante et d’acteurs tous plus excellents les uns que les autres (à côté de Sandler et Garnett, chantons les louanges de la charismatique Idina Menzel ou de l’excellente débutante Julia Fox). La pierre précieuse brute évoquée par le titre, c’est le grisbi du récit mais aussi le film lui-même : du Scorsese à la fois minimaliste et puissance X, ou du frères Coen cocaïné jusqu’à l’os. Uncut Gems laisse à la fin un étrange et puissant goût mêlé : on est soulagé de retrouver le silence tout en étant convaincu d’avoir été traversé par un moment de cinéma extraordinaire, plutôt Hardcore que Mumblecore.

De Benny et Josh Safdie, avec Adam Sandler, Julia Fox, Idina Menzel… Netflix France à partir du 31 janvier.