les ogresC’est la première fois que ça arrive. On a dû changer de café, bousculer tous nos plans et reprendre la route. Le rendez-vous avait été pris en fin de matinée dans un troquet du haut 10e  avec Léa Fehner, trente-quatre ans, réalisatrice des Ogres , un des films français les plus exubérants et surtout les plus puissants vus depuis très longtemps. Un film torrentiel dont l’énergie débridée peut laisser sur le carreau. C’est le risque avec de telles propositions. Léa Fehner l’assume en comparant son film à un bateau dans la tempête. J’étais curieux de voir à quoi pouvait bien ressembler cette jeune capitaine. Je n’ai pas été déçu. À peine en arrivant, elle s’excuse de l’endroit. « Ah non, ça ne va pas être possible. La lumière ne va pas. Et puis, il est bientôt midi, il va y avoir trop de bruit. Il faut trouver autre chose. »  Nous voilà donc sur la route. Nous, c’està- dire l’attaché de presse, le photographe et bibi, des cahiers et des feuilles volantes dans les bras. La route, l’itinérance, le mouvement, Léa Fehner connaît bien. Elle a grandi dedans. D’abord dans des troupes de théâtre de rue, parmi « des artistes à l’ego surdimensionné, visionnaires et qui avaient une démarche très punk ». Au début des années quatre-vingt-dix, ses parents ont envie de changer. Ils voulaient continuer à transmettre le théâtre, mais dans un cadre plus restreint. Ils ont donc monté une troupe de théâtre itinérant. « Ils sont revenus aux sources mêmes du théâtre. »  Plus restreint mais pas moins dingue.

Vivre ensemble une utopie collective

Les ogres du titre, ce sont eux, ces forains qui vouent leur vie aux tréteaux. Ils sont voraces, insatiables, dévorent chaque instant de la vie mais surtout les autres. C’est leur cruauté aussi parfois, comme lors de cette scène sidérante où le tonitruant Monsieur Déloyal humilie Marion en la déshabillant littéralement, dénudant son âme devant un public gêné. Cette voracité gourmande, parfois ignoble, elle en a eu un peu assez et est partie étudier le cinéma à la FEMIS, à l’instar du personnage d’Inès dans le film qui finit par craquer, vider son sac et se barrer pour ne pas revenir. Il est vrai que ses personnages sont d’une énergie furieuse, asphyxiante, néfaste parfois à force de faire table rase des autres. Elle me l’explique dans le deuxième bar que nous trouvons. « Les gens de la génération de mon père, je les appelle “les bêtes à cornes” Ils ont voulu tout prendre, tout avaler. Je trouve ça très beau. Mais il fallait à mon tour que je me montre vorace. »  Avec son deuxième film, la jeune cinéaste a aussi voulu transmettre la rage de la troupe, où la frontière entre le théâtre, la vie, le spectacle et l’intime n’existe pas. Elle voulait raconter ces personnages hors normes qu’on ne voit jamais à l’écran. « Ces gens tentent de vivre ensemble une utopie collective, au risque de se casser les dents. Il y a dans cette vie nomade un défi lancé à ce qui de plus en plus étrique nos existences. »  Pour raconter la troupe délirante, Léa Fehner trace le parcours d’une dizaine de personnages. Comme chez Altman, aucun ne prend le dessus sur les autres. Il y a Monsieur Déloyal, provocateur ironique, qui ne se remet pas de la mort de son fils et qui se demande s’il pourra supporter d’en avoir un autre avec la fausse ingénue Lola. C’est le personnage le plus fascinant : sans gêne, narquois, il masque sa douleur dans le spectacle. S’exhibe pour mieux camoufler ses failles. Il y a Marion, qui a peur de vieillir, dont la flamme s’est presque éteinte et qui se demande si elle peut encore plaire et insuffler le désir de continuer à son époux, chef de la troupe, lequel aimait jadis la pétulante Lola. Pour camper Marion, son époux, leur fille Inès, Léa Fehner a demandé à ses parents et à sa soeur de jouer dans son film. Mais également à une dizaine de comédiens de la troupe familiale. Un parti pris qui n’a pas été sans risques et grosse crise : « C’était mettre en danger des relations vivantes et fragiles. C’était mettre mon père dans la position d’être dirigé par sa fille. »  Pour réussir un film forain, Fehner a aussi dû bousculer le monde corseté du cinéma. Son premier film, Qu’un seul tienne les autres suivront , lui avait donné un nom.  On avait vanté sa virtuosité d’écriture, la peinture subtile du milieu carcéral et des relations entre personnages. Malgré le succès, cet essai l’avait laissée sur le carreau. Si bien qu’elle a mis cinq ans avant de revenir au cinéma : « Mon premier tournage avait été difficile. Le cinéma ne ressemble  pas du tout au monde forain. Il m’a donc fallu du temps pour trouver une cohérence entre ma pratique artisanale et la dimension industrielle du cinéma. »

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