Amis lecteurs, j’espère que le nouveau Transfuge ne vous décevra pas. De toute façon, je n’ai pas de doute, certains d’entre vous seront déçus, jamais dans l’histoire de la presse une nouvelle formule n’a fait l’unanimité. De plus, le sentiment de déception est tellement naturel et ancré en nous, que je ne vois pas comment… Bon bref.

Pendant trois ans, nous nous sommes consacrés uniquement à la littérature étrangère, avec un plaisir immense. Et nous continuerons l’exercice, avec la même indépendance, la même exigence, la même curiosité, et la même volonté journalistique d’avoir des sujets que les autres n’ont pas. Nous ne sommes pas là pour faire un énième magazine, notre obsession est bien de faire l’effort de ne pas répéter ce qu’on peut lire partout. L’approfondissement, donner plus d’infos que la moyenne, est aussi notre obsession. Il faut avoir l’assurance de penser qu’on peut traiter le culturel à côté des grands médias. Le réel est suffisamment riche pour que chacun ait son mot à dire.

C’est dans cet esprit que dès ce numéro de septembre, nous avons ouvert notre ligne éditoriale à l’espace culturel tout entier, avec quatre dominantes : la littérature (dont la française), les idées (philosophie, psychanalyse, sociologie…), le cinéma, la musique. Théâtre, arts contemporains, etc., seront évidemment les bienvenus. Le coeur de Transfuge reste le même : un grand entretien et un dossier, et autour un maximum d’interviews et de portraits.

Au mois de novembre, c’est une nouvelle charte graphique que nous vous offrirons, mais je ne vous en dis pas plus, c’est une surprise.

Salinger, technique, mode d’emploi.

Un jour, Frédéric Beigbeder et Guillaume Rappeneau, un vieil ami à lui, dînaient dans un restaurant chic de la capitale. Après quelques verres de vin (pour ne pas dire quelques bouteilles), sur les coups de 1 heure du mat’, Beigbeder eut une idée. « Putain, si on allait chercher Jerome David Salinger ? » L’autre, Rappeneau, aussi ivre et fou, s’exalta : « Excellente idée, Fred, c’est parti. On commence demain. »

La partie n’était pas facile. Il y avait très peu de choses sur Salinger, très peu de documents, très peu de témoignages. On savait juste qu’il existait une boîte aux lettres à son nom, près d’un village perdu dans la forêt appelé Cornish, dans le New Hampshire, au nord de New York. On se souvenait aussi de quelques anecdotes que tout le monde connaît : que l’assassin de John Lennon, Mark David Chapman, avait L’Attrape-Coeurs dans sa poche ; et que John Warnock Hinckley Jr, qui tenta d’assassiner Ronald Reagan en mars 1981, avait aussi le roman de Salinger sur lui.

Guillaume Rappeneau, dans son petit bureau passage du Cheval blanc, passe le plus clair de son temps à trouver des fonds. La documentaliste s’agite et avance des noms d’artistes à interviewer : Nicolas Rey, fan. Marie Darrieussecq, fan. Nicolas Sirkis (le chanteur d’Indochine), fan. Éric Neuhoff (rédacteur en chef culture du Figaro Madame), fan. Ce qui rassemble tout ce petit monde : vraisemblablement, à travers la figure de Salinger, un intérêt immense pour la période de l’adolescence.

Pour les Américains, je m’en suis mêlé : Jay McInerney, Rick Moody et Stewart O’Nan ont répondu présents. On aurait aimé avoir Bret Easton Ellis évidemment, mais il est intouchable. Dommage. Monsieur fait sa star. Et l’autre géant, William T. Vollmann, il ne se préoccupe pas de ce genre d’écrivain, trop intimiste.

Peu à peu, Salinger commence à soulever des questions. Comment un écrivain qui fit autant de bruit dans le monde entier avec un seul roman a-t-il réussi à échapper aux sirènes des médias ? Est-il vrai qu’il aurait assisté à l’ouverture de camps en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale, et n’aurait pas supporté ce monde des adultes ? D’où L’Attrape-Coeurs, d’où la fuite d’Holden Caulfield, d’où la fuite de Salinger. Serait-il au fond l’inventeur de la contre-culture, avant Elvis Presley en 1954, L’Attrape-Coeurs paraissant en 1951, et racontant l’histoire d’un ado qui n’accepte pas la société américaine et préfère partir sur les routes, bien avant Jack Kerouac ? A-t-il vraiment influencé la littérature américaine ? Vivre caché comme Salinger, est-ce vivre heureux ?

Transfuge production, fondé par les frères Husson et moi-même, y a très vite cru, et tant mieux. Nous avons coproduit le documentaire. Il a été tourné, et passera sur Canal Jimmy le dimanche 23 septembre à 23 heures.

En attendant, voici un dossier qui est une partie du documentaire. J’y ai ajouté un portrait le plus précis possible de notre écrivain, et un texte d’analyse inédit sur L’Attrape-Coeurs par le critique littéraire et professeur à Yale, Harold Bloom.

Jerome David Salinger, si tu nous entends…