Fin de journée, l’air est sec, le ciel sans nuages. Le coucher de soleil embrase de lueurs fauves et purpurines la baie de Beyrouth qui, large et belle, s’étend loin à l’horizon. Il est maintenant, pour tout le monde, l’heure de retourner al beit (à la maison) ou de retrouver les copains sur la corniche, histoire de boire une bière et de croquer quelques lupins. Pour tout le monde ? Pas tout à fait. Un large écriteau barre l’horizon : « il est interdit aux travailleurs syriens d’être dehors après 19h. » Pourquoi ce couvre-feu ? Parce que, depuis le début de la guerre en Syrie, les ouvriers exilés sont exploités et traités comme des chiens. Ils constituent, paraît-il, une menace pour la sécurité des autochtones (cela ne vous rappelle rien ?). Le soir, ils descendent donc un escalier étroit, maladroitement percé dans le béton, pour rejoindre le sous-sol de l’immeuble sur les échafaudages duquel ils ont trimé toute la journée. Là, dans une grande cave sombre, éclairée seulement par quelques phosphorescences verdâtres et ocres, ils se préparent à dîner. En silence. Une fois couchés, ils s’enquièrent des nouvelles du pays. Les uns sur leur smartphone ; les autres à la télévision. Ce sont toujours les mêmes images qui défilent : explosions, cadavres, ruines, bâtiments éventrés. Le paradoxe est tragique : ils sont en train de construire un pays alors que le leur se disloque sous leurs yeux. Ils bâtissent des maisons tandis que les demeures qui abritaient leur famille et leurs souvenirs ont été détruites.
Il est donc bien amer le goût du ciment qui pénètre les pores de la peau et qui déforme les mains. Comme l’exhalaison d’un cycle infernal. La caméra de Ziad Khaltoum plonge dans la mer Méditerranée pour nous montrer la carcasse d’un navire échoué au large de la capitale libanaise ; une frégate militaire battant pavillon syrien. C’est qu’en effet l’armée d’Hafez-el-Assad a, pendant la guerre du Liban (1975-1990), participé à la destruction de Beyrouth. Une fois le conflit fini, les ouvriers syriens ont commencé à venir dans le pays du Cèdre pour travailler dans le bâtiment. Maintenant que la guerre a éclaté chez eux, ils sont des milliers à bosser, dans des conditions inhumaines (sous-payés, sans contrat, sans droits), sur les chantiers beyrouthins. Que se passera-t-il une fois résolue la crise syrienne ? Qui construira la maison de qui ? Quel peuple chassé de chez lui viendra aider les habitants d’Alep, de Homs, de Damas, à reconstruire leur chez-soi ?
Tout cela, le documentaire de Ziad Khaltoum l’exprime sans emphase, sans misérabilisme. En nous faisant entendre, conjointement, le vacarme des machines et le silence assourdissant des visages (le film ne contient ni entretien ni témoignage en voix-off). En accompagnant – des profondeurs souterraines des caves aux sommets des grues baignant dans l’azur – les gestes et les regards d’hommes déracinés, témoins muets de l’horreur du monde.