graysonLa vieille Angleterre en a encore sous le capot (ou sous la robe, en l’occurrence)… La preuve avec le génial Grayson Perry, qu’on découvre à la faveur d’une très belle expo à la Monnaie de Paris.
 

Robe chamarrée, maquillage de poupée de porcelaine, mais l’habit ne fait qu’en partie le moine (même si l’austérité monacale est à des lieues de l’Angleterre made in Grayson Perry, passée à la moulinette pop et coloriste). « Je suis un homme habillé en femme, d’ailleurs j’utilise les toilettes pour hommes », lance avec ses inflexions so British Grayson Perry qui s’est fait, le temps d’une matinée, le tour operator facétieux de cette expo polymorphe que lui consacre la Monnaie de Paris. « Un homme habillé en femme », entendez ni trans, ni androgyne, mais l’assomption à la fois sereine et provocatrice, très anglaise dans son excentricité si naturelle, ou son naturel si excentrique, d’une identité farouchement singulière. Car Grayson Perry, c’est d’abord ça : une façon de conjuguer l’art à la première personne, de dire « je ». Et de se servir de cette idiosyncrasie revendiquée comme d’un miroir grossissant pour ouvrir la malle aux trésors d’une autofiction visuelle, qui combine autobiographie et questionnements sociopolitiques (le « genre », l’état de l’Angleterre, notre ultra-contemporanéité). Le tout sans guindage pontifiant, poivré d’un trait là encore très insulaire de causticité, nourri d’une réflexion théorique qu’on devine aussi ample que curieuse. Quelque chose comme la grâce d’un équilibre entre un art analytique et une esthétique qui, via l’opulence des matières (tapisseries, émail des céramiques), l’attention presque artisanale aux gestes et aux techniques (céramique, donc, mais aussi gravure, peinture, sculpture en bronze), n’a pas renoncé à la quête du beau.

Grayson Perry, c’est un peu l’enfant naturel d’un Ray Davies, l’âme des Kinks et chantre d’une Angleterre désuète et révolue, et d’un Stewart Lee, le stand-up comedian lettré et narquois. Soit une patte immédiatement reconnaissable, comme la voix de Ray ou Stewart. Mais qui, pour autant, n’est pas confinée dans un splendide isolement témoin cette grande gravure, Reclining Artist (2017) qui exhibe le corps de l’artiste, dans la posture de l’Olympia de Manet. Ou comment suggérer que les oeuvres sont l’aboutissement de la digestion de toute une histoire de l’art, qu’elles s’inscrivent dans un contexte esthétique. Ou, comme le souligne Perry, « nos identités sont composées de plusieurs couches ». La moindre n’étant pas celle que forme la concrétion des influences : ainsi une toile fameuse de Paul Nash s’est trouvée « inconsciemment », dixit Grayson Perry, à l’origine de la tapisserie Battle of Britain (2017).

Tapisserie « générée par ordinateur » comme celles qui composent la série The Vanity of small Differences, qui portent le regard satirique d’un Hogarth 2.0 des classes populaires UK contemporaines, leurs codes sociaux, leurs totems, par le truchement de scènes de genre et d’intérieur dont l’aspect grotesque n’a d’égale que l’acuité du regard sociologique. Lequel ne prétend jamais à une position de vérité. Si l’art de Grayson Perry est bien un art à la première personne, c’est un « je » qui, n’en déplaise aux Anglais, a quelque chose de cartésien. Qui doute plutôt qu’il n’affirme. Ainsi le vase Strangely Familiar, orné de silhouettes adoptant des poses BDSM. Libération des corps, refus de la conformité des désirs…mais, nous fait observer Grayson Perry, si on regarde de près, on s’aperçoit que le case représente aussi la maltraitance enfantine. Derrière le plaisir, la douleur d’un passé qui trouve à s’exprimer dans ces pratiques. Grayson Perry est infatigable et volubile, aussi on interrompt notre article comme d’autres filent : à l’anglaise. Et on vous laisse aller découvrir, de visu et in situ, l’oeuvre barrée, touchante et minutieuse de ce grand artiste.