Melville se sera toujours caché. Que ce soit sous l’Occupation ou après, durant ses vingt-cinq années de cinéma. Quel souvenir garde-t-on d’ailleurs de l’homme, sinon celui qu’immortalisa Godard, sous les traits d’un écrivain, dans À bout de souffle ? Celui d’un colosse dissimulé derrière sa voix sourde – comme muette – de basse, ses Ray Ban fumées, son Stetson, son trench-coat. Melville ressemble à un personnage mystérieux et mythique à la fois, issu tout droit de ses films noirs qui ressortent en copie neuve le 27 mai, Le Doulos, Le Cercle rouge et surtout Un flic, son ultime chef-d’oeuvre dont l’insuccès le plongea dans une profonde dépression quelques mois avant sa mort prématurée à cinquante-six ans.
Les grands personnages de Melville vivent tous dans la clandestinité, comme lui-même en avait fait l’expérience durant la guerre. Ces années de bataille (il était engagé en 39 et avait fait la campagne des Flandres), mais aussi de maquis dont au fond, on ne sait presque rien sinon qu’il voua toute sa vie une véritable dévotion à de Gaulle. On raconte d’ailleurs à ce sujet que le jour où ses studios du 13e arrondissement brûlèrent, Melville avait foncé dans les flammes pour récupérer la photo dédicacée du Général.
Sur la guerre donc : quelques dates seulement, quelques événements marquants comme le débarquement en Provence. Mais pas grand-chose de plus. Dans L’Armée des ombres, lui aussi en salle, son meilleur film, son témoignage sur la Résistance, il n’y aurait rien, selon Melville, de très personnel. Selon l’intéressé, il n’aurait fait que reprendre la trame du roman que Kessel avait écrit pendant la tourmente, en 43 : « Mon expérience ne m’a inspiré qu’une scène de deux minutes dans un film de deux heures vingt. » Voire. Mais quelle scène alors ?
C’est ce moment où Gerbier et Jardie (alias Ventura et Meurisse) sortent d’une séance d’Autant en emporte le vent. Jardie a cette phrase sublime : « Le jour où les Français seront enfin libres, ils pourront lire Le Canard enchaîné et voir ce film merveilleux. » En apparence, la scène est anecdotique. Seul moment d’accalmie, solaire et de fraternité entre les personnages dans ce film sec, gris, laconique. Pourquoi avoir filmé spécialement ce moment-là ? On sait que durant une permission en 43, Melville a pu venir à Londres et qu’il serait allé voir pas moins de vingt-sept films. C’est au cours de cette intense période de visionnage qu’il aurait soudain pris conscience que le cinéma était en train de changer, de subir une révolution au long cours. Appel ou vocation, le jeune homme épris depuis toujours de cinéma américain sent poindre en lui alors le désir irrépressible d’y prendre part à son tour, de construire après la guerre son propre studio afin de garder son indépendance, sa liberté. Tous ses camarades sont formels, pendant la guerre, Melville n’a cessé de répéter qu’à la Libération, il deviendrait cinéaste. Dans L’Armée des ombres, Melville aurait donc filmé sa double naissance : son appel au cinéma, comme en Résistance. On comprend dès lors mieux que Melville ait glissé cet autre détail a priori insignifiant : il fait débuter son film le 20 octobre 42, soit le jour anniversaire de ses vingt-cinq ans. Melville triche donc quand il dit que L’Armée des ombres est si avare de lui-même. Ce grand affabulateur se dissimule encore. C’est à ce moment-là, en 42, que lui, Jean-Pierre Grumbach, choisit le patronyme de l’auteur de Moby Dick comme nom de résistant (après avoir hésité avec London et Poe). Bien entendu, il y a eu d’autres alias : Cartier, Nano. Mais c’est sous ce nom de Melville que le monde allait désormais l connaître. Ce nom qu’il a choisi pour toute son existence à la place d’un autre, Grumbach, qu’il n’aimait pas. « Parce qu’il était trop connoté juif alsacien. » Nom à propos duquel il a eu plus tard une phrase terrible, expliquant à un journaliste que s’il ne s’était pas appelé Grumbach, peut-être n’aurait-il jamais rejoint la Résistance et aurait fini « en Lacombe Lucien ». On reconnaît ici le sens aigu du tragique du réalisateur du Silence de la mer chez qui le moindre choix peut déterminer à jamais un destin.
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