les terrassesDepuis une terrasse, une jeune cinéaste mime avec ses mains un panoramique gauche-droite sur Alger, avec léger biais pour éviter les cimetières juif et chrétien, car, rappelle-t-elle à son cadreur, le thème de son documentaire est « Alger, la perle du monde arabe ». Le plus sot des limiers devine que ce moment est une sorte de note d’intention par la négative des Terrasses. Sachant que la discorde est moins politique qu’esthétique. S’il ne fait aucun doute que Merzak Allouache, à l’inverse de cette femme, chérit la nature multiconfessionnelle de sa capitale natale, c’est surtout son dispositif qui contrevient au programme filmique suggéré par le panoramique fantôme. Passé les plans introductifs sur la ville d’avant l’aube, aucune des cinq terrasses entre lesquelles sautille le film n’est utilisée pour le point de vue qu’elle offre. S’il arrive qu’un bout de rue ou un flanc de colline couvert d’habitations se fasse une place à l’arrièreplan des cadres plutôt serrés, l’option est de capter les terrasses elles-mêmes, les gens qui s’y trouvent, s’y parlent, y méditent et souffrent en silence.

Pourquoi les terrasses ? Pour la paix qu’elles procurent ? Pour l’air à pleins poumons ? Non plus. Tout le contraire. La terrasse est un refuge. C’est vrai des quatre musiciens vingtenaires qui répètent là à défaut d’un vrai local de répétition et de financements non compromettants. C’est vrai, dans un registre plus problématique, de cette coterie de musulmans radicaux réunis pour prier et entendre un prêche. On est ici parce qu’on ne peut être ailleurs, en attendant mieux. Parfois en attendant l’expulsion par des bailleurs cyniques.

La mosaïque de personnages finit par dessiner une ville inhabitable. Qui le fut jadis, le sera peut-être à nouveau, mais ne l’est pas tant que persiste à ne pas se refermer la parenthèse des terribles années quatre-vingt-dix, dont la femme hébétée à jamais par le viol subi alors incarne le post-trauma.

C’est l’opération majeure des Terrasses : faire d’un lieu à ciel ouvert l’équivalent d’une cave. Pourtant tendue vers la mer et offerte aux regards des bâtisses voisines, la terrasse est un périmètre clandestin, en marge, vaguement honteux ou délictueux, à l’image de celle où se croisent des voleurs de scooters, un pseudo boxeur, un paumé oisif, un cheikh prodigue en conseils tarifés à des femmes frigides. Tout cela pourrait être mis sur le compte du joyeux bordel des pays où l’incurie publique impose le système D général. Pourrait être drôle. L’est parfois. Rarement. Peu de bonne humeur méditerranéenne, là-dedans. Peu de faconde revigorante ou d’instinct de survie méridional. Plutôt le sentiment d’un empêchement général qui crispe chacun et décrète l’agressivité de tous contre tous.

À toutes les lèvres, qu’elles appartiennent à une mère, un enfant, un flic, un musicien, un tortionnaire, une cinéaste, la vocifération et l’insulte viennent vite. Homme loup pour l’homme ? Plutôt chien, puisque c’est l’insulte qui vole le plus souvent. L’homme est un chien pour l’homme et tout le monde s’aboie dessus. Officiellement finie, la guerre civile s’est infiltrée dans les veines, sournoise, intime, fratricide – un homme torture son frère –, mortifère. « On ne s’entend pas, on ne s’aime pas, on ne se supporte pas, que d’envie, de jalousie et de mépris », diagnostique en mélodie la chanteuse Assia.

Reliquat des violences mal digérées, cette agressivité verbale est aussi une violence en germe. Qui finit par survenir. Ponctuée par les cinq prières réglementaires comme par autant de voeux pieux, la journée offre un bilan plutôt sinistre : un mort sous la torture, un assassiné, une suicidée. En quinze heures, ça fait beaucoup, ça fait trop. Effet de la condensation propre aux films-sur-unjour. Effet, surtout, de la rage du cinéaste dont l’expression est déléguée au vieillard qui ouvre le triste bal par une fulmination adressée à personne et à tous : « Graines de pourriture qu’on doit supporter ! » Rage de voir sa chère Alger en pleine période de glaciation : transie dans le vent froid qui souffle sur les toits, congelée dans la haine de soi.