argentinaDans le précédent Transfuge , aux pages « classiques » on signalait la sortie d’un volumineux coffret DVD regroupant neuf des plus grands films de Carlos Saura réalisés dans les années soixante-dix, à la fin du franquisme. Parmi lesquels Anna et les loups  et sa fausse suite Maman a cent ans , sommets du burlesque inquiétant de cette période d’intense activité cinématographique et que Tamasa a la très bonne idée de ressortir en salles. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et Carlos Saura a réalisé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix certaines oeuvres extraordinaires consacrées à la musique (Tango , Carmen  et surtout Flamenco, Flamenco ). En France, son dernier documentaire musical a été rebaptisé Argentina . Dans les pays de langue espagnole, on l’appelle encore Zonda , du nom d’un célèbre vent chaud qui traverse l’Argentine du nord-ouest au sud-est. Ce vent désigne à lui seul le souffle musical qui parcourt l’Argentine. Saura rend hommage à ce tourbillon de notes éparses, qui s’étend de la pampa aux Andes, de l’univers gaucho aux grandes cités. Ce panorama musical a bercé l’enfance et les rêves de Saura, quatre-vingt-trois ans aujourd’hui. Si bien que le cinéaste préfère faire revivre ses impressions musicales plutôt que les expliquer dans un documentaire formaté. Argentina  n’est en fait ni un reportage ni un documentaire musicologique au sens où on l’entend généralement. C’est un document sur les liens entre la vie et le chant. Le film est composé d’une succession de numéros qui tissent des liens et des rimes entre eux à la manière d’un tableau mouvant ou d’une fresque historique de sons indiens. C’est aussi un document sur Saura lui-même qui rappelle quel immense metteur en scène il est. Argentina  est son dernier songe haut en couleur, traversé de déhanchés suaves dessinés sur fonds orange ou jaunes par des silhouettes sombres et longilignes de danseurs et d’interprètes. C’est un film coloré balayé de lignes et sans voix off, sans interviews. Si parfois on assiste à une partie des répétitions, ce n’est pas pour montrer le travail, mais la façon dont la musique vibre en dehors de la scène, dont elle irrigue le monde comme un souffle. Étonnant à quel point ce film sans narration, sans héros, est dépourvu en fait de tout didactisme. Aucune parole pour poser des concepts, plaquer des anecdotes, du sens, du storytelling sur la musique. Elle n’en a pas besoin. Peu d’images d’archives non plus, à l’exception de quelques photos projetées sur un mur devant des enfants reprenant en choeur l’immense chanteuse Mercedes Sosa. Pour faire s’animer ce rêve, Saura a demandé l’aide et la participation des plus grands artistes argentins d’hier et d’aujourd’hui. C’est la clé de ce film à côté duquel on risquerait de passer si l’on s’attend à ce qu’on nous dise que tout cela est génial, merveilleux, historique comme le beaucoup plus traditionnel Buena Vista Social Club . Nul besoin hagiographique pour constater la richesse protéiforme de ce patrimoine artistique toujours vivace. Saura embrasse sur scène sous sa caméra dansante, toujours animée, les différentes époques qui communiquent entre elles en chansons et en danses : la modernité du folklore comme les racines des reprises les plus innovantes d’aujourd’hui. Ici, il n’y a au fond que de la musique et encore de la musique, unique centre du film, son coeur. Il suffit de l’écouter, de l’entendre, de voir ses interprètes pour l’aimer (ou pas). Saura a plus confiance en ses spectateurs que dans tous les exégètes du monde. Il aime plus la musique que tous les discours. Quoi qu’il puisse arriver, les sons argentins survivront.