Il y a des signes qui ne trompent pas. Marie Ndiaye, surprenante, choisissait comme meilleur roman dans le hors-série de Transfuge en 2006 , Blonde de Joyce Carol Oates, un texte sur Marilyn Monroe. Jamais, nous dit-elle, elle n’avait lu une biographie qui allait aussi loin dans l’appréhension de cette icône.

Des mois plus tard, David Lodge consacre un chapitre au roman biographique : le constat est évident pour lui, bel observateur du monde des lettres : le roman biographique, genre récent, est en plein essor, il est aujourd’hui au coeur du travail des romanciers. Désormais, quand ils découpent le réel, ils y trouvent bien souvent une personnalité. Désormais, le roman, genre de la souplesse, a-canonique, qui toujours se cherche, s’analyse, reconsidère ses formes acquises, vient à intégrer de plus en plus la biographie. Qu’on pense au Marilyn (encore !) dernières séances de Michel Schneider, au Maître de Petersbourg (sur Dostoïevski) de Michael Coetzee, à En l’absence des hommes (sur Marcel Proust) de Philippe Besson, aux Heures de Michael Cunningham (sur Virginia Woolf) ou encore à L’Auteur ! L’auteur ! de David Lodge, sur Henry James, au Maître de Colm Tobin sur le même, la même année. J’en passe et des meilleurs.

Autre signe : David Lodge, dans son essai Dans les coulisses du roman livre qu’à l’époque, l’idée d’écrire un roman sur Henry James ne lui aurait effleuré l’esprit. Il est catégorique : «… jamais je n’aurais pensé écrire un livre comme L’auteur ! L’auteur ! vingt ans plus tôt ; non pas parce que James ne m’intéressait pas – je lis des critiques, j’enseigne ses oeuvres et écris sur lui depuis mes premières années d’université -, mais simplement parce que la conception que j’avais du roman en général (…) ne laissait aucune place à un ouvrage consacré à un personnage historique réel. »

Alors, pourquoi un tel essor, se demande Lodge ? Première hypothèse : on peut y voir là une victoire du postmodernisme, précisément dans l’introduction de personnages réels, l’utilisation de noms du panthéon artistique. Deuxième hypothèse : Lodge cite le critique new-yorkais Harold Bloom et sa théorie de l’angoisse de l’influence. Si jusqu’à la Renaissance l’imitation des grands maîtres était valorisée, nécessaire, prestigieuse, ensuite, dans la modernité, l’originalité artistique est devenue la valeur suprême. Il faut du neuf pour être considéré comme créateur. Ce souci-là s’accompagne pour Harold Bloom d’une inévitable angoisse de l’artiste, et celui-ci va mettre en oeuvre toutes sortes de stratégies pour y échapper. L’absorption dans le roman du ou des maîtres eux-mêmes en est une, en ce sens que la question des influences ne se pose plus, puisque le travail porte sur l’influent, se focalise sur lui, le neutralise, voire le détruit. Troisième hypothèse : les écrivains seraient en panne d’inspiration, et c’est l’idée que s’en fait Marie Ndiaye, très critique : « La mise en scène, ces dernières années, de personnalités du monde artistique dans des romans, me répugne un peu. Elle est trop souvent une manière de dissimuler l’indigence de l’auteur. On fond comme un rapace sur la malheureuse figure d’une personnalité et on se paie sur la bête, en prétendant révéler enfin ce que le sujet se serait évertué à cacher (homosexualité, impuissance, etc.) – tentative de démolition d’un artiste souvent bien plus grand que l’auteur qui l’utilise ainsi, sous le prétexte d’un hommage suspect. (…) À mon avis, cette voie n’admet aucune sorte de petitesse, de volonté de séduction de son lecteur ou de connivence avec lui en lui faisant humer des choses un peu sales. » Dernière hypothèse qu’on pourrait ajouter : le roman ayant été depuis les origines le genre littéraire qui colle à son temps, étant une « zone de contact maximum avec le présent », dirait Mikhaïl Bakhtine, il n’y avait aucune raison pour qu’il ne s’empare pas de notre volonté de tout déconstruire. La modernité ne supporte en aucun cas les légendes de l’Antiquité, ce qui nous est distant, inaccessible. Le roman ne veut pas des légendes du récit épique : aujourd’hui, tout doit être analysé, fouillé, mis à l’épreuve, décomposé, on veut démasquer, démystifier ces grands hommes, mais qui est vraiment Henry James ? mais qui est vraiment Marilyn Monroe ?, pour, in fine, tout mettre à un même niveau d’égalité, effacer les notions de bas et de haut. C’est dans ce mouvement-là propre au monde contemporain, déverrouillé, que pourrait bien se situer le roman biographique.

David Lodge conclut que le roman biographique est en passe de devenir un genre majeur. Quoi qu’il en soit, qu’il ait tort ou raison, Lodge, dans ses Coulisses du roman a le mérite d’oser penser la production littéraire contemporaine (on peut y lire aussi un chapitre sur le roman américain d’aujourd’hui), chose assez rare chez un professeur d’université pour être soulignée, tant ses confrères, trop souvent, semblent attachés aux valeurs sûres, c’est-à-dire celles des classiques, c’est-à-dire celles du passé.