rivetteAprès le Out 1 : noli me tangere en coffret de douze heures quarante, Carlotta poursuit sa plongée en « Rivettie », l’île la plus étrange, utopique, expérimentale, du cinéma des années 1970. Il en résulte trois films, encore moins vus qu’ils sont méconnus, trois jeux où, par la narration et la mise en scène, tout est devenu possible : Duelle (1976), Noroît (1976), Merry-Go-Round (1978-79). 

En 1975, Jacques Rivette décide de tourner une tétralogie intitulée Les Filles du feu, titre emprunté à un célèbre recueil de nouvelles de Gérard de Nerval. La série deviendra finalement Scènes de la vie parallèle, cohérence très balzacienne de l’oeuvre rivettienne. Mais les deux emprunts sont intéressants, car ils sont également parlants et révèlent assez justement la nature des films qu’il conçoit : le pouvoir est aux femmes, littéralement incandescentes ; les couloirs entre le réel et le fantastique, sans cesse empruntés, permettent que circulent entre deux mondes fantômes, spectres, revenants, dont la première caractéristique consiste à être bien vivants. 

Mettre en danger le cinéma

Ainsi, dans Duelle, Leni (Juliet Berto), fille de la Lune, et Viva (Bulle Ogier), fille du Soleil, ont le droit de passer sur la Terre quelques jours par an. Chacune cherche à étendre son pouvoir occulte, et quelques humains vont devenir leurs jouets. Le film oscille entre fantastique et film noir. L’intrigue est faite de fausses pistes et d’énigmes en suspens, ouvrant dans le temps et l’espace des brèches par où s’engouffre le paranormal, porté par des femmes mystérieuses, filmées entre ombre et lumière. C’est là qu’on retrouve l’esthétique et les codes du film noir, dignes des maîtres rivettiens de toujours, Lang, Tourneur et Hawks en tête. 

Sur la plage de Noroît, Morag (Geraldine Chaplin) pleure le corps sans vie de son frère Shane et jure de le venger. Il a été tué par Giulia (Bernadette Lafont), cheffe d’une bande de pirates naufrageuses habitant un château sur l’île voisine. Complots, diversions, attaques, étreintes, masques, poignards, sabres, et trésor secret… Le romanesque est roi, jusqu’à l’extrême des passions, des gestes et des affrontements, inspiré par le baroque tourmenté de l’âge pré-classique – le canevas a été pris dans une pièce de Cyril Tourneur, dramaturge anglais du début XVIIe siècle. Mais la forme du jeu emporte tout, y compris les références mythologiques, bibliques, historiques ou cinéphiles – films de pirates, La Flibustière des Antilles, de naufrageurs, Moonfleet, ou la Baie sanglante de Bava. Ce qu’on ressent à la vue de Noroît, c’est d’abord la toute-puissance des corps chorégraphiés : les actrices glissent, sautent, tournent sur elles-mêmes, s’immobilisent, tandis que trois musiciens improvisent une performance sonore. Entre côte sauvage bretonne et île d’utopie, voici une des manières les plus virevoltantes de mettre en danger le cinéma. 

Dans Merry-Go-Round, nouveau motif fantastico-hasardeux, un jeune Américain (Joe Dallesandro) et une femme (Maria Schneider) se rencontrent dans un hôtel près de Roissy car ils ont reçu un télégramme d’Elisabeth, amie du premier, soeur de la seconde, qui les a conviés en même temps à un mystérieux rendez-vous. Le duo part à sa recherche : enquête, enlèvement, poursuite, escroquerie, embûches, diversions, bifurcations, et un million de dollars dans la nature. Revient la fantaisie d’une fiction ouvertement déchaînée, comme si toutes les histoires sortaient en même temps de leurs gonds. Cette fois, c’est la carte de la banlieue parisienne qui sert de toile de fond à un simili film d’espionnage. On n’arrive jamais au but, puisque le voyage est toujours plus intéressant que la destination.