La première fois que Marianne, artiste peintre, voit Héloïse, jeune femme arrachée au couvent et promise à un riche milanais, elle ne la voit pas. D’abord, elle entraperçoit son portrait inachevé, un portrait sans visage. Puis, lorsqu’elle est invitée à la rencontrer pour une promenade, c’est une silhouette encapuchonnée qui l’attend en bas de l’escalier. Sans aucune explication, Héloïse se rue à l’extérieur et se met à courir sur la lande, obligeant Marianne à presser le pas. Ce n’est qu’au dernier moment, au bord du précipice qu’Héloïse se retourne et que Marianne aperçoit alors son visage, un visage rude et brutal dont la véhémence, l’ardeur, la fougue envahissent le cadre.
Au fur et à mesure que les regards s’échangent, les jeunes femmes se dévoilent : Héloïse, personnage irascible et indocile, laisse ouvrir son visage pour y faire entrer la lumière ; Marianne, trop soucieuse de fixer les traits de son modèle, apprend à se regarder dans le miroir pour faire croiser son propre portrait et celui de son amante. À l’austérité et la méfiance des débuts succèdent alors les premiers émois érotiques, et l’enjeu pictural cède le pas à l’enjeu amoureux. Mais l’histoire d’amour à peine construite doit déjà se défaire : condamnée par avance (car deux femmes qui s’aiment en 1770, c’est impensable), c’est une histoire qui ne peut se dire qu’au passé. « Quand as-tu voulu m’embrasser pour la première fois ? » interroge Marianne qui n’obtiendra pas de réponse. Leur histoire s’efface en même temps qu’elle s’énumère.
Comment alors retenir quelque chose de l’autre destiné à s’en aller ? Ce qui survit de cette histoire d’amour, ce sont les apparitions d’Héloïse en robe de noces, figure spectrale et métaphore du cinéma, lueur incertaine perçant l’obscurité et ponctuant les nuits de Marianne. Héloïse reproduit l’ultime don de soi qu’offre Eurydice avant de disparaître. Et alors tout s’inverse, se trouble, se fissure : Marianne, habituée à imposer ce qu’elle voit sur la toile, voit une image s’imposer à elle (et littéralement sur la rétine de ses yeux, lorsqu’elle regarde Héloïse à l’opéra). Ce qui survit aussi, ce sont les fils secrets, la page 28 des Métamorphoses ou L’Été de Vivaldi, qui maintiennent un dialogue silencieux entre les deux femmes au-delà de leur séparation, et qui laissent une trace bouleversante attestant que ça a été. Le Portrait de la jeune fille en feu propose le récit d’un visage devenu une image, la course effrénée, furieuse pour arracher une dernière image de l’être aimé.