Que les jeunes sont arrogants ! Et c’est vrai, pour le meilleur et pour le pire. On dit moins souvent, par contre, à quel point les vieux peuvent être tout aussi arrogants. Claude Lanzmann l’a prouvé une fois de plus en lançant une bombe dans Le Nouvel Obs du 4 mars : « Les jeunes romanciers du XXIe siècle sont à plaindre. » À plaindre pourquoi ? Ils vivraient dans des « temps obscurs, sans repères ni attentes, sans futur déchiffrable, sans rien qui puisse susciter confiance, enthousiasme, engagement total ». On croit rêver ! « Temps obscurs » : foutaise, bien moins que dans les années 40 ou sous la guerre d’Algérie ; « sans repères ni attentes » : foutaise, les jeunes romanciers comme les jeunes tout court en ont : l’amour, l’amitié, l’écologie, le retour du socialisme, une société plus juste, la fin du conflit israélo-palestinien, faire des oeuvres d’art qui resteront dans l’histoire… « Sans futur déchiffrable » : mais heureusement, cher Claude Lanzmann, et c’est passionnant, certes angoissant mais démocratique, de ne pas savoir l’avenir, nous avons appris à vivre à l’ère de l’imprévisible. C’est le communisme et le fascisme qui ont entretenu ce leurre, qui se sont bien foutus, disons-le, l’un et l’autre, de toute une partie de votre génération. « Engagement total » : je n’ai même pas envie de vous répondre, « total » est un mot effrayant. On a vu ce que ça a donné avec Sartre, Aragon et les autres. Heureusement qu’Aragon a écrit Aurélien ou Le Paysan de Paris, heureusement qu’il a pensé à lui, heureusement qu’il a été égoïste, narcissique comme un artiste doit l’être, parce que, s’il s’était engagé corps et âme pour le PCF dans la veine du réalisme socialiste, on aurait depuis longtemps oublié son nom.

Et une dernière citation, toujours à propos des jeunes romanciers du XXIe siècle : « S’éprouvant coupables de n’avoir souffert de rien – manque intolérable – ils réactivent et rejouent un passé (il parle de la Deuxième Guerre mondiale, et plus précisément de la Shoah) auquel ils n’ont aucune part. » Là encore, Claude Lanzmann, qu’est-ce que vous allez loin ! les romanciers d’aujourd’hui ne souffriraient de rien ? Mais de quel monde parlez-vous ? Personne, je vous assure, ne regrette de ne pas avoir vécu la Shoah, personne, même dans le fond des fonds de l’inconscient. Personne. Et je vais vous apprendre quelque chose : on peut souffrir d’autre chose que de la guerre ou de la Shoah. La romancière Chloé Delaume a vu ses parents se suicider : souffrance, puis oeuvre. Nina Bouraoui est homosexuelle d’origine algérienne : souffrance, puis oeuvre. François Meyronnis a toujours été incapable de vivre dans notre société : souffrance, puis oeuvre. Et même du nihilisme, cher Claude Lanzmann, émergent de la souffrance puis des oeuvres : Cioran, Beckett, Sarah Kane hier, Houellebecq aujourd’hui. Non, je vous assure, les écrivains d’aujourd’hui ne s’endorment pas le soir en se disant : ah ! si seulement on avait fait la guerre… Ils ont leurs peines.

Les jeunes romanciers du XXIe siècle seraient à plaindre : apathiques et sans coeur. Bref, vous nous dites que la jeunesse est morte. Quelle vision de la jeunesse ! On l’a bien compris, vous avez ce fantasme que le monde s’arrête avec vous, vous avez ce fantasme fou de nous enterrer. Mais je ne suis pas comme vous, je ne jette pas l’opprobre sur tous les vieux. Il y a des vieux qui ont su rester jeunes. La jeunesse n’est pas qu’une question d’âge. Prenez exemple sur Philippe Sollers, qui continue à éditer de nouveaux romanciers, à voir clair, clairement qu’il se passe des choses en littérature très intéressantes.

Lisez Nam Le, il a à peine 30 ans, c’est un nouvelliste virtuose qui dit beaucoup de choses sur le monde contemporain. Lisez Yann Moix, qui relit comme un fou Levinas et Rosenzweig, passionnément, pour tenter d’écrire un roman qui n’aurait jamais été écrit. Lisez Philippe Adam, Pierre Senges… Lisez Patrick Chatelier, qui, dans le sillage d’Henri Michaux, réécrit Le bon, la brute et le truand. Lisez Salvatore Scibona, qui tente un roman total à la Joyce. Lisez Mauvaises pensées de Nina Bouraoui, très beau roman autofictionnel, du Duras échevelé… Ces jeunes romanciers sont ambitieux, souhaitent comprendre, jouent avec les formes du roman, veulent tous faire avancer un peu l’art.

Vous voyez, il y a encore des êtres vivants sur terre, de moins de 80 ans. Ne vous en déplaise.