Quand on lit les phrases « travaillées dans le nerf », « suées » (Céline), de Norman Mailer, que ce soit dans ses romans ou dans ses entretiens, ce qui saute aux yeux, avant tout, c’est son pessimisme radical. Pessimisme radical dit sans fard dans un entretien accordé à Playboy en 1967, en train de penser l’irréparable : « Il me semble qu’on va droit vers un épouvantable holocauste. Qui peut savoir ? Peut-être allons-nous tous mourir d’une mystérieuse façon. (…) Tout ne finira pas bien » alors qu’il y a « une sorte de confiance passive implicite dans le christianisme, la conviction que les choses se termineront bien ».

Ce pessimisme radical pointe son nez, aussi, dans ses romans, tant l’amour de l’autre semble inconcevable chez les personnages maileriens. Dans Barbary Shore (1951), les protagonistes, installés dans une pension de famille glauque de Brooklyn, sont tous enferrés dans leur quant-à-soi. Il y a cette gueule cassée, figure centrale, Lovett, seul à la dérive, étranger au monde à la manière de L’étranger de Camus ; une ancienne trotskiste, délirante depuis la mort de son héros, et un ancien du Parti communiste américain qui a abandonné le communisme et qui par conséquent vit replié sur lui-même, apeuré qu’il est des représailles? Quatre ans plus tard sort Le parc aux cerfs. Mailer nous entraîne dans une petite ville, Désert d’or, près de Hollywood, où le gratin se retrouve pour les vacances. L’enfer en paillettes sur terre. Il nous livre des êtres seuls, impatients, sans compassion, penchés sur eux-mêmes, pour qui seuls comptent leurs pulsions, leurs désirs, professionnels sinon sexuels. On n’est fidèle qu’à ses émotions, dit l’un des personnages. La volonté de puissance règne en maître à Désert d’or, avec son cortège d’angoisses, puisque le pouvoir, aussi grand soit-il, baigne toujours dans l’incertitude de « l’omnipotence narcissique » (Victor N. Smirnoff). Dans cette « jungle mondaine », l’amour de l’autre, c’est-à-dire la prise en considération de ses désirs, de ses envies, de ses rêves, est bel et bien éclipsé. L’éclipse de l’autre atteint son paroxysme dans Un rêve américain (1965) quand Stephen Rojack, personnage typiquement mailerien, solitaire, impulsif, sans compromis, tue sa femme. Si Raphael Drai a raison quand il dit que « la vie d’un homme, si elle n’est pas liée à la vie d’autrui, ne saurait valoir quoi que ce soit », alors la vie des personnages maileriens ne vaut pas grand-chose.

Du pessimisme romanesque au pessimisme philosophique il n’y a qu’un pas. Norman Mailer est venu en France en 1947 grâce à une bourse du gouvernement américain pour étudier à la Sorbonne. Il en reviendra influencé par le marxisme de son ami intellectuel et professeur de philosophie Jean Malaquais, mais ramènera aussi avec lui l’existentialisme (cf. article « L’existentialisme, quel existentialisme ? », p.82). Un existentialisme, certes, qui est cette expérience vitale et nécessaire que tente le hipster, osant à ses risques et périls affronter sa violence intérieure ; mais un existentialisme sans nul doute sartrien, repris dans son entretien à Playboy : « En fait, je ne sais pas pour qui ou pour quoi je fonctionne, j’agis. On appelle ça le désespoir. »

Il n’empêche. Norman Mailer n’est pas simplement un désespéré. Avec cet intellectuel-là, il ne faut pas juger à la va-vite car il n’est pas fait d’un seul tenant. Il est aussi, et peut-être surtout, cet homme qui s’évertue à tourner un regard vigilant vers le lointain, qui écoute, s’intéresse aux nouvelles du monde. Ce vacarme-là l’arrache à lui-même. Il se console dans un véritable amour du monde.

Cet amour du monde passe, chez lui, par le journalisme, notamment par le New Journalism, dont il est une des figures majeures dans les années 60. C’est un journalisme romanesque, qui se nourrit de la vie intérieure du journaliste, de ses fantasmes, où « le clivage entre réel et fiction est peu sûr » (cf. article « Norman Mailer, une figure du New Journalism », p.74). De fait, il écrit dans cette perspective-là Les armées de la nuit, contre la guerre du Vietnam. Par ailleurs, comme l’actualité le brûle, il s’époumone dans la presse américaine, le New Yorker, le New York Times, Life? à donner son avis sur la vie politique américaine. Les Américains se souviennent encore de l’article sur les conventions nationales républicaine et démocrate de 1968, Miami and the Siege of Chicago. Il tonne contre la guerre en Irak menée par Georges. W Bush dans son dernier ouvrage, « Pourquoi sommes-nous en guerre ? ». Ou encore accepte une interview pour ce n° 3 de Transfuge à propos des tortures d’Abou Ghraib.

L’amour que Mailer porte au monde est traversé aussi par la mission, que certains ne manqueraient pas de taxer d’idéaliste, qu’il assigne au roman. Le roman aurait une force d’impact sur la vie des lecteurs : «Le roman, lui, change nos vies dans une certaine mesure. Il est arrivé que des mariages se brisent (…) parce que l’un des partenaires avait lu un roman et décidé que la vie du protagoniste était plus intéressante que la sienne. Les bons romans sont douloureux à lire. C’est pour cela que peu de gens les lisent. » Mailer donne des visées encore plus hautes au roman : régénérer l’âme de l’Occident (cf. article « Le roman chez Norman Mailer : redonner une âme à l’Occident », p.79). Contre l’homme moderne, rationaliste, planqué dans sa tranquillité, il propose un homme nouveau, explorateur de ses limites, de son inconscient, de sa propre violence, pour que puisse naître, in fine, une conscience morale, « une conscience héroïque », dirait Mailer, découverte dans la bataille que se livrent les pulsions de vie (Dieu) et les pulsions de mort (diable).

Dans les deux dernières décennies, son pessimisme n’a pas tourné au nihilisme et n’a pas épuisé son besoin de savoir, de faire comprendre, de déchiffrer les événements du XXIe siècle, dans une pensée vagabonde que lui autorise le romanesque. A 83 ans, pour cet infatigable clerc obscur, pour cet incorrigible solitaire, l’amour du monde semble avoir triomphé sur l’à quoi bon.