Un arbre secoué par un vent violent. L’arbre domine un paysage lunaire qui se perd dans les nappes d’une couleur étale, où ni le brunrouge terne ni le gris minéral n’arrivent à prendre le dessus. Une partie de l’arbre est grise, l’autre verte, avec ici encore, l’impression que les deux couleurs s’estompent dans la violence du vent. Les nappes se dispersent un peu, on distingue au loin, plus bas, une longue route qui serpente entre les collines et qui se divise en deux. Quelques voitures passent. Le vent frappe sans cesse dans le micro de la caméra. La Cisjordanie ? L’arbre résiste fort contre le vent qui semble essayer de l’arracher. Le plan est fixe avec quelques brefs mouvements doux. La puissance du plan fait le vide dans nos têtes ; nous laissant seuls avec la force de résistance de l’arbre, la disparition de Chantal Akerman, et ce paysage vide dans une terre explosée. Plus tard, cette terre aride reviendra, toujours aussi explosée, mais filant à toute allure, comme lacérant l’image à coups de couteau, de secousses et de trous d’air.
Une femme âgée se déplace dans un appartement bourgeois à Bruxelles. Les meubles, la lumière du jour, les tapis, les rideaux sont à leur place. La femme ne sort plus trop. Elle est belle, grande, à la fois classe et un peu défaite. Elle porte un pull avec des motifs bleus et roses. On pense à Delphine Seyrig quelques décennies plus tôt. À Jeanne Dielman. À la beauté concrète qui habite le regard de Chantal Akerman. À cette beauté qu’elle partage avec la femme âgée, qui est sa mère, aujourd’hui défunte. Mais qui est encore là avec nous. Et avec Chantal. Défunte depuis, elle aussi. La caméra filme les deux femmes, parfois à la main, parfois sur un pied, entre deux portes, dans la cuisine, dans le salon. Elles sont deux, chacune différente, mais chacune impensable sans l’autre. Le micro oblige parfois à tendre l’oreille, comme on fait souvent dans la vie qui est tout sauf en Dolby stéréo.
Autour de cet appartement gravitent plusieurs autres espaces. Chambres d’hôtel où Chantal et sa mère échangent sur Skype. Conversations brèves, le visage coiffé de sa mère, ses lunettes. Même éloignées, elles sont si proches. L’une à Bruxelles, l’autre à Oklahoma City ou à New York. Mais pourquoi veux-tu me filmer comme ça ? Parce que je veux faire quelque chose comme quoi il n’y a plus de distances dans le monde. Admirative et joyeuse : Tu as toujours eu des idées magnifiques ! Le mot magnifique avec son bel accent ashkénaze, sonne comme un baiser du siècle dernier. Ou d’un baiser donné par-delà la mort. Et puis : Mon amour, quand je te vois comme ça, j’ai envie de te serrer dans mes bras. Et toujours cette terre explosée qui revient lacérer le film comme le temps qui déchire nos vies.
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