turner
Qu’est-ce qui travaille un cinéaste ? Un territoire, géographique et psychique, l’Angleterre dans le cas de l’insulaire Mike Leigh. Qu’il travaille au corps et au cordeau. Après la radioscopie de la mauvaise conscience intello contemporaine (petites et grandes lâchetés, amitiés trahies en sourdine) d’Another Year, il recule le curseur. Mr. Turner expertise littéralement une pièce de musée : le « phare » pour parler comme Baudelaire, de la peinture britannique du xixe. Le génie bougon de la pluie, du vent et de la vapeur, Joseph Mallord William Turner, pour lui restituer son état civil à rallonge. Mais le film de Mike Leigh n’est pas un cartel académique compassé, encore moins une entrée d’encyclopédie décorativement agrémentée de jolies illustrations. Son Turner (impressionnante composition du vieil acolyte du cinéaste, Timothy Spall) n’est pas momifié dans le vernis de l’histoire de l’art : c’est un homme de son temps. De cette Angleterre victorienne, industrialisée, industrieuse. Le film déroule les dernières années du subtil distillateur de lumières et d’atmosphères, mais il n’a rien d’éthéré. Il est tout bruissant de personnages, au contraire. On verra ainsi le père du peintre, ancien coiffeur, ou sa gouvernante, Hannah, énamourée et délaissée, la bonne société qui achète ses tableaux – ou les brocarde –, un jeune gandin imbu de lui-même, qui n’est autre que le grand critique John Ruskin, et puis Mrs Booth, son dernier amour, la bonne veuve du petit port de Margate, propriétaire d’une petite pension de famille. Amours et labeurs, palette et alcôve, vie intime et vie publique – tout porte la signature de l’esprit du temps, l’estampille d’une nation de marchands et de manufactures. L’esprit du travail.

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