HOTEL SALVATIONEt si la mort, comme le sommeil, n’était « rien d’autre qu’une retraite au plus profond de l’âme » ? La formule est de Pline l’Ancien, mais on jurerait volontiers l’avoir entendue, sauce hindoue, dans cet Hotel Salvation, au rythme feutré. Rien de catatonique, mais les séquences s’enchaînent dans une sorte d’hébétude sereine, flottant plus les unes à la suite des autres qu’elles ne se succèdent. Comme dans ces états de rêverie où l’âme, laissée à elle-même, vague dans un état de distraction.

Ou plutôt de disponibilité : en l’occurrence à des préoccupations qui, elles, n’ont rien de distractions. 

Daya, qui suscite cet attendrissement doucement agacé déclenché par les vieillards obnubilés par une marotte, pressent que sa fin est imminente. Flanqué de Rajiv, son fils (ultraconnecté, vassalisé par son travail de comptable) qui l’accompagne à contrecoeur, il débarque à Varanasi. Là, toisant le Gange, se dresse l’hôtel Salvation. Une espèce de zone de transit, de no man’s land entre la vie et la mort, où Daya et les autres clients viennent attendre leur dernière heure. Et où, au grand dam du fils, esclave d’un temps accéléré, découpé en deadlines, scandé par les stridences de son portable, le temps, justement, n’existe plus. Comme lorsque, assoupi, rêvassant, l’esprit vagabonde dans la parenthèse d’un suspens temporel, indifférent au cours fébrile du monde. Même la mort semble se plier à cette loi : Daya au bout de quelques jours est toujours bon pied bon oeil, la fin se fait attendre. Le temps est ductile, élastique. Permettant ainsi au film d’accueillir toute une succession de micro-scènes, saupoudrées d’un soupçon de burlesque. Daya regardant son show télé favori, Daya admonestant son fils qui ne cesse de téléphoner, Daya contant fleurette à une autre cliente, qui attend elle aussi une fin apparemment indéfiniment différée. 

Le risque de la langueur, au cinéma, c’est l’invertébré, l’informe. Rien de tel ici. Le réalisateur a justement une forme, et pas n’importe laquelle – la structure la plus archaïque, mais aussi la plus puissante, dès lors qu’il s’agit, littéralement, d’architecturer une rêverie, dirait Bachelard. La forme de la maison. En l’occurrence, de cet hôtel Salvation. En surface, entre les chambres, la salle télé, c’est le monde de la vie consciente. Le monde des projets : un vieil homme peut-il retomber amoureux, vivre une idylle ? Le monde des crispations, des conflits : peut-on rabibocher les deux âges de l’Inde, la génération de Daya et celle de Rajiv ? Mais, dans les entrailles de l’hôtel, qui s’ouvrent lorsque Rajiv descend à la cave, autre chose se dessine. Un monde souterrain, galeries noyées de clairs-obscurs, musique hantée, hantante. Ce sont les couches de l’« infra », inconscient collectif ou individuel. L’hôtel vaut allégorie de l’âme. Mais allégorie « habitée », et non façade vide, abstraite, d’un symbole creux : on y mange, on y dort dans cet hôtel. On file du fric au gérant, qui tient autant du sage que du gourou d’opérette. Bref, on y vit très concrètement dans cet hôtel-âme. Paradoxe existentiel : on n’est jamais plus vivant qu’à l’approche de la mort.