Pour s’attaquer cinématographiquement à Jeanne d’Arc après Méliès, Dreyer, Bresson, Fleming, Rossellini, Preminger, Rivette ou même… Besson, il fallait sans doute le culot, le courage, le goût du risque et du défi, mais aussi la force tranquille, le quant-à-soi d’acier de Bruno Dumont. Après son extravagant Jeannette, l’enfance de Jeanne, l’auteur de Flandres poursuit son adaptation de Péguy en s’emparant des épisodes les plus connus de la vie de la Pucelle : les batailles (mises en scène selon un minimalisme chorégraphique réjouissant) et le procès mené par l’évêque Cauchon qui la conduira au bûcher. Un peu moins barré que Jeannette…, Jeanne témoigne à nouveau de la capacité de Bruno Dumont à ramener le mythe sur son territoire (mental et géographique), dans cette zone incertaine où Bresson semble toujours à un doigt de flirter avec les Monty Python. Jeanne est un film d’une beauté qui a plus à voir avec Goya qu’avec l’omniprésente esthétique publicitaire de notre époque.
S’éloigner de la ressemblance
Mais pourquoi Dumont s’est-il intéressé à une figure aussi rebattue par le cinéma, aussi présente dans l’inconscient collectif français, autant récupérée par divers courants politiques (surtout par les lepénistes) ? Pour toutes ces raisons, serait-on tenté de répondre. Dans un discours cohérent et limpide, énoncé sur un ton placidement ferme, le cinéaste explique qu’il voulait rendre cette figure nationale actuelle et accessible à tous, notamment aux jeunes générations – car tout le monde connaît Jeanne sans vraiment la connaître. La très jeune Lise et Christophe ont été les facteurs déclenchant. “Lise n’a que dix ans détaille-t-il, mais la question de l’exactitude de l’âge de l’actrice n’est pas pertinente. Le cinéma français pense généralement qu’il est vrai parce qu’il est exact socialement, et moi je pense au contraire qu’il est faux à cause du conformisme de l’exactitude. La question du cinéma est celle de la représentation, et pour représenter, on peut s’éloigner de la ressemblance, on peut transgresser. L’autre point important, c’est Christophe. Il fallait de la mélodie, quelque chose de langoureux qui donne de la couleur à la poésie de Péguy. La voix de Christophe est devenue la voix intérieure de Jeanne ». Il est vrai que les mélopées du dandy nyctalope ramènent Jeanne dans le présent, mais c’est surtout la performance de Lise Leplat Prudhomme qui constitue le coeur ardent et battant de ce film. Il faut voir et entendre avec quelle fougue cette fillette entraîne ses troupes puis avec quelle fronde elle résiste aux arguments et à la pression du tribunal clérical qui la juge. En opposant sa foi individuelle à une institution religieuse qui défend avant tout son pouvoir, cette Jeanne est une cousine de Hadewijch dans la liturgie dumontienne. Julie Sokolowski, la comédienne qui incarnait superbement Hadewijch, a assisté Dumont à la mise en scène et la direction d’acteur. “Bruno m’a proposé de faire répéter Lise Leplat Prudhomme, puis de fil en aiguille, d’autres comédiens de Jeanne. J’ai rencontré Lise deux mois avant le tournage, elle allait encore à l’école… Elle savait parfaitement son texte, c’était impressionnant pour une fille de cet âge d’autant que c’est du Péguy, pas franchement la langue parlée des jeunes d’aujourd’hui. On avait peur que Lise récite le texte de façon scolaire, il fallait échapper à ça et on y est parvenus. Chaque jour, j’envoyais des vidéos des répétitions à Bruno et il me donnait ses corrections. On a beaucoup travaillé le corps, les gestes, la prestance. Le mot d’ordre était ‘tu es une guerrière’. Son regard caméra dans le film est extraordinaire ».
Le mystère de l’humain
Dans Jeanne comme sur la plupart de ses films, Dumont a eu recours à des comédiens non professionnels, un ingrédient sans doute essentiel dans l’alchimie particulière de son cinéma. Fabien Fenet est l’un d’eux, typique de l’univers de Dumont avec sa trogne et sa diction non conforme aux normes du Cours Florent. Fenet, qui joue l’oiseleur dans Jeanne, raconte le rapport de Dumont aux acteurs : “Bruno est économe d’instructions, de directives, il est plutôt discret. Il nous laisse jouer comme on le sent, nous corrige si nécessaire. Il n’est pas du genre à nous donner des indications psychologiques, il nous parle plutôt en termes de couleurs. Bruno n’aime pas la perfection, c’est un mot maudit pour lui. Il répugne au concept d’acteur professionnel et à tout ce que ça induit de technicité et de routine. Il a besoin de nettoyer son regard afin de filmer de façon inédite. Nous, les acteurs, sommes un prisme à travers lequel il peut tendre vers ce qui l’obsède le plus, le mystère de l’être humain. Il n’aime pas les acteurs trop vus, il recherche une toile vierge sur laquelle imprimer sa vision. Il aime notre inexpérience, nos défauts, en fait il aime filmer des êtres humains plutôt que des acteurs ». L’intéressé confirme ces propos mais les module ou les complexifie : “acteurs amateurs ou célèbres, ça ne change rien pour moi, quand ils sont nus, ils sont tous pareils. Le cinéma fabrique des stars, et selon moi, David Douche (La Vie de Jésus) était une star. Je prépare mon prochain film avec Léa Seydoux et Blanche Gardin parce que ça m’intéresse de créer ou modeler des stars. L’inconnu qu’on offre au spectateur est intéressant, mais le connu l’est aussi. Il faut les deux, tout dépend du film et du personnage. J’aime la nature des gens, peu importe qu’ils soient célèbres ou inconnus. La seule différence, c’est qu’une star porte en elle les pathologies que le cinéma fabrique, notamment l’enflure de l’ego, mais c’est au cinéaste de réguler ça ».
Le sacré et le profane
À travers cette quête du mystère des acteurs et de la singularité des êtres dans leurs qualités et leurs “défauts », à travers sa défiance de ce qu’on attend usuellement d’un comédien (de la virtuosité technique) ou d’un film (une bonne histoire, du divertissement), on commence à dissiper les zones d’opacité de ce cinéma. Mystère d’un cinéaste revendiqué athée qui traite souvent des personnages ou des histoires travaillés par la religion, la croyance, le mysticisme ; étrangeté d’un homme articulé, cultivé, courtois, pas spécialement sombre ou dépressif (du moins pour ce qu’on en perçoit), mais qui filme souvent la violence, la brutalité, le racisme, l’archaïsme, la bestialité, le Mal. Fabien Fenet tente de percer ces brumes contradictoires : “Bruno est une personne pudique, il s’épanche peu. C’est comme s’il avait deux cerveaux : celui d’un cinéaste qui partage avec les autres, et celui d’un grand solitaire qui réfléchit dans le cloître de son bureau. Il n’a pas une vision manichéenne qui séparerait les bons et les méchants. Il n’a pas besoin d’avoir la foi au sens religieux pour avoir foi en l’humanité, il ne va pas chercher le sacré dans les officines ou les institutions« . Julie Sokolowski précise : “Bruno est bourré de contradictions, comme tout le monde. Il ne prie pas mais va souvent se recueillir dans des lieux religieux. Il est très inspiré par la peinture, et notamment par les tableaux qui représentent des scènes religieuses. Ce n’est pas la religion qui l’intéresse mais la beauté, l’art, les forces de l’esprit ». La croyance et le sacré n’appartiennent pas à la religion, de même que Jeanne d’Arc n’appartient pas au FN. Ainsi peut-on aimer la Pucelle comme figure féminine, idéaliste et résistante, alors que la croyance ou le sacré peuvent se manifester en dehors des églises, dans des musées, des salles de concert, dans la rue, ou dans une salle de cinéma. Le cinéma comme lieu profane du sacré et comme processus cathartique privilégié du Mal, voilà une clé importante pour entrer dans la pensée dumontienne. Le cinéaste poursuit : “il faut se débarrasser de l’institution religieuse qui est d’un archaïsme insupportable. Le seul endroit où on peut récupérer la foi, la croyance, c’est l’art. C’est le vrai lieu de la vie spirituelle. C’est tout, c’est simple. Le cinéma est par essence profane puisqu’il enregistre des lieux, des gens, des choses concrètes, réelles, mais le profane recèle du sacré. Le sacré n’est pas forcément synonyme de religion, et le cinéma est le parfait endroit pour montrer le sacré dans le profane. La religion est une fiction, et une fiction, on est libre d’y croire ou pas. Or au cinéma, on est à bonne distance de la croyance : quand on regarde un film, on y croit, puis quand on sort, cette croyance s’estompe, mais elle nous nourrit néanmoins. ». La religion, c’est aussi la séparation dichotomique entre le Bien et le Mal. Et le Mal, c’est ce qui taraude Dumont, soit que ses personnages fassent le Mal (La Vie de Jésus, Flandres, Hors Satan, Hadewijch…), soit qu’ils y soient confrontés (Twenty-nine palms, P’Tit Quinquin, Jeanne…). Par le Mal, Dumont s’oppose-t-il à la prétention des religions à faire le Bien, ou s’inscrit-il dans la même grille manichéenne ? La réponse du cinéaste est plus subtile. “On est tous sur la même piste morale, on peut tous devenir demain matin un salaud, ou un saint. Il n’y a pas de bons ou de méchants par essence. Il existe des gens qui se lèvent un jour pour égorger leur femme ou leurs enfants, et jusqu’à ce qu’ils commettent le crime, ils étaient des gens bien. Ça nous pend au nez à tous. Prenons les gilets jaunes, des gens bien a priori, et pourtant, certains ont basculé dans la violence. Intellectuellement, on cloisonne les choses, le bien, le mal, mais on se rend compte que le monde n’est pas comme ça. Péguy montre ça : comment des gens intellectuellement brillants qui parlent de dieu et d’amour ont-ils été capables de brûler une gamine ? Ça montre que la tyrannie peut germer partout. Il faut que le cinéma ou la littérature nous le rappellent. Or, le cinéma ne fait plus ce travail d’éducation depuis longtemps parce qu’on l’a réduit au divertissement. Le cinéma a été dévoré par le marché, la com. Ça ne sert à rien de montrer de bons profs ou de bons pompiers, à part rassurer le public dans ses bons sentiments. Laissons les pompiers faire leur travail et filmons les monstres. Je crois que le cinéma doit héroïser le mal, c’est son rôle éducatif et cathartique. Comment l’homme est-il capable de massacrer son semblable ? C’est cette question qui est intéressante, c’est ça que le cinéma doit filmer, c’est ça qu’il faut comprendre. J’ai adoré des films comme Lacombe Lucien, ou Shoah, parce que ça fait du bien de voir des films qui se confrontent au mal. On s’en prend plein la gueule, mais ça construit un spectateur« .
[…] EXTRAIT…