témoins
C
harnière noire, indicible, de l’Histoire du XXe siècle, fruit empoisonné d’une idéologie délirante, l’Holocauste est tout cela. Mais c’est avant tout une affaire de corps. Ceux de ces Juifs réduits littéralement en cendres, cadavres vivants puis bien réels. Et Les Témoins de Lendsdorf, une fiction dont les teintes glacées, assourdies, cliniques semblent cependant sortir d’un docu, se demande justement ce qu’il advient de ces corps des décennies après les faits, comment la mémoire s’en empare ou les occulte.

Car Yoel (Ori Pfeffer, parfait en monomaniaque ruminant inlassablement son obsession de la vérité), chercheur spécialiste de l’Holocauste, bute sur une absence : celui du corps du délit justement. Impossible de localiser le charnier où les deux cents Juifs assassinés dans le petit village autrichien fictif de Lendsdorf ont été ensevelis. Autour de Yoel, de ses efforts pour exhumer la vérité, gravitent tous les corps institutionnels : l’administration autrichienne qui entend bien faire aboutir un projet immobilier sur le site, le petit monde des spécialistes de l’Holocauste… Yoel se démène, s’acharne, se cramponne à son idée fixe. Et bute contre un autre corps, un corpus plutôt : celui des témoignages qu’il recueille et collige infatigablement, mais qui tous convergent vers un même point. Un point d’interrogation, un point aveugle, cet introuvable charnier, cette vérité impossible à établir.

L’assiduité dévote, intransigeante, que met Yoel à débusquer la vérité est aussi la façon dont il vit son judaïsme. Sa stricte observance de la religion se traduit dans son corps, par cet air toujours assombri qui est celui d’un homme investi d’une mission, conscient de la gravité de cette élection. Ce qui le nimbe d’une morosité dépressive qui fait penser aux intellos névrotiques de Woody Allen-sans les mots d’esprit- et qui donne une teinte discrète de comédie. 

Mais voilà qu’au fil de ses recherches, Yoel découvre, dans les archives, que sa mère n’est pas juive. Séisme spirituel, existentiel, qui confronte Yoel au cauchemar de tout historien : découvrir que l’histoire, en l’occurrence la sienne, celle d’un Juif scrupuleux jusqu’à la caricature, n’a été qu’une fiction. Une fable que s’est racontée un goy. Yoel n’est pas juif par la chair, par la filiation maternelle, sa judéité ne passe pas par le corps…

Intelligence du film d’Amichai Greenberg : incarner des questions aussi délicates que celles de l’identité, ou de la mémoire. Et pas seulement avec Yoel. Les lieux eux-mêmes donnent corps aux enjeux du film, témoin par exemple ce centre de recherche sur l’Holocauste tout en verre et acier et dont l’éclat, la transparence, dit assez l’obsession de Yoel, sa volonté de faire la lumière, tout en fonctionnant comme une cruelle ironie visuelle, un démenti narquois adressé aux efforts vains du chercheur. Les Témoins de Lendsdorf nous rappelle qu’un film, quand il est réussi, est toujours symbolique, qu’il réunit l’image et l’idée, que l’une ne va jamais sans l’autre.