Le héros de Mathématiques congolaises puise dans un vieux manuel scolaire martingales et théorèmes comme autant de solutions vitales. In Koli Jean Bofane livre une féroce fable philosophique sur la vie à Kinshasa.
Mathématiques congolaises résout brillamment un problème difficile : comment écrire une fable philosophique et comique sur la raison avec pour fonds la vie quotidienne à Kinshasa. Célio Matemona, alias Célio Mathématik, est à l’image de son surnom : un drôle de numéro. Comme le petit choeur des Kinois réunis autour de l’étal de Vieux Isemanga, il tire le diable par la queue dans un Congo qui semble concentrer tous les maux de l’Afrique subsaharienne : abus de pouvoir, mascarades démocratiques, faim endémique (au point que la Faim, avec majuscule, devient littéralement une hydre) et autres plaies. Mais Célio détonne dans ce tableau. Il ne se borne pas à tromper les tiraillements de son estomac et à vivoter tant bien que mal. Il a quelque chose en plus. Un talisman et un viatique, un vieux bouquin défraîchi au titre pas très glamour : Abrégé de mathématiques à l’usage du second cycle. Car Célio voit tout à travers le prisme des nombres et des figures : « parler et penser mathématiques, c’était plus fort que lui ». Ce qui suscite des juxtapositions incongrues, cocasses, avec la réalité prosaïque de la vie à Kinshasa. Et fait ressortir les incohérences d’une rationalité excessive, en décalage avec le monde.
Mais Célio, dont on assiste à l’ascension sociale dans les sphères du pouvoir, n’est qu’un symptôme, le plus voyant peut-être, de l’empire de la raison. Gonzague Tshilombo, directeur du « bureau Information et Plans », officine spécialisée dans la propagande, est une machine intellectuelle, capable « de synthétiser n’importe quelle situation ou événement complexe ». Et quand Bamba, le barbouze bientôt lassé des oeuvres de basse police, doit éliminer un témoin indésirable, il dresse une liste en trois points qui a la rigueur et la concision d’un théorème. Ce qui ne l’empêche pas de se rendre chez un sorcier aux allures de « momie en bonne santé » lors d’une séquence à la limite de la bouffonnerie grotesque. Derrière la raison – et singulièrement, la raison d’Etat – les ténèbres. « Le sommeil de la raison engendre des monstres » – la petite phrase qui orne un célèbre Caprice de Goya ne vaut pas pour le Congo d’In Koli Jean Bofane. Au contraire : Mathématiques congolaises montre que la raison est une grande accoucheuse d’atrocités.