Maintenant, notre peuple a tout oublié. » L’homme qui parle, amer et lucide, est un Tamoul du Sri Lanka. Mais l’amnésie qu’il diagnostique ne porte pas sur le bras de fer sanglant qui a endeuillé pendant près de trois décennies, à partir du début des années 80, le pays, entre les Tigres tamouls et la majorité cinghalaise qui détenait le pouvoir, imposant sa langue et sa religion, le bouddhisme, au mépris de l’hindouisme, pratiqué par la minorité. Le point aveugle de la mémoire, ce sont les dissensions internes aux Tamouls eux-mêmes. Dissensions, le terme est trop faible : la violence était endémique et l’écheveau des acronymes, TELO, EPRLF, des organisations séparatistes tamoules, est moins lié par le rêve commun d’un territoire indépendant, l’Eelam tamoul, que par des haines réciproques. Ligne brisée de la mémoire, lignes enchevêtrées des appartenances partisanes et idéologiques…
De ligne, justement, il est d’abord question de cela dans le beau et poignant docu de Jude Ratnam, primo-cinéaste sous haute influence de Rithy Panh et Claude Lanzmann. Une ligne de chemin de fer, pour commencer (comme si au XXe siècle, les cauchemars historiques et ethniques passaient toujours par cette figure géométrique : les deux droites parallèles de rails fuyant vers un avenir cru meilleur, ou vers l’enfer…). Ce train qu’empruntent, en 1983, le cinéaste alors gamin et ses parents qui fuient la capitale Colombo, au Sud, et les émeutes anti-Tamoul qui mettent le feu aux poudres de la guerre civile. Direction le Nord où se réfugie la minorité. Des années après, Jude Ratnam refait le trajet. Emaillé de rencontres et d’entretiens, le périple n’est pas rectiligne, sinuant d’une mémoire à l’autre. Atrocités ici : la façon dont les Tigres tamouls ont institué une logique de la parano et de l’épuration, débusquant des « traîtres » partout. Prix de la prétendue « trahison » : une balle dans l’oreille. Techniques de la survie au quotidien : ces femmes tamoules qui effacent leur « pottu » (le point rouge que les femmes hindouistes portent sur le front) qui les désignent comme cibles…
Mais la force pas sionnel le, personnelle et collective, de cette histoire, n’empêche pas Jude Ratnam de tenir une ligne esthétique ferme. Comme chez Panh et Lanzmann, le travail sur la forme, la lumière et les valeurs de plans, est indissociable de l’enquête sur la mémoire. Témoin, cette splendide scène où un journaliste, photos à l’appui, évoque le passage à tabac d’un Tamoul par des Cinghalais à un arrêt de bus dans les années 80. Retour sur les lieux, où naturellement aucune trace n’est visible. Anonymat d’un banal endroit urbain. Mais il y a la puissance du cinéma. Le rapprochement des photos du lynchage et des plans sur ce non-lieu de ciment, froid, désert, baigné des lueurs blafardes de la ville, est un appel à l’imaginaire du spectateur. Qui recrée la scène, peuple le vide. Car le travail sur la lumière instaure une atmosphère spectrale, propice à l’apparition de revenants ; les mouvements de caméra, les gros plans sur les photos, contribuent à donner une présence à la scène révolue. Demons in Paradise, ou le temps retrouvé tamoul.