De désertion, il y a plusieurs formes. Celle dont nous avons parlé dans le numéro 61 de Transfuge : ces écrivains qui appellent à une scission violente d’avec la société. Avec en point de mire le « Ne travaillez jamais » de Debord. Des écrivains anarchistes, infidèles à toutes sortes de lois. Des écrivains osant le saut dans le vide, choisissant souvent le mysticisme comme voie de sortie. Yannick Haenel, François Meyronnis, Pascal Quignard, Stéphane Zagdanski et quelques autres. Le saut est radical, il est libérateur; il est aussi difficile, générateur d’inquiétudes sinon d’angoisses, de solitude parfois; la société du travail est aussi le garde-fou de beaucoup d’hommes et de femmes (je laisse les cons dogmatiques penser que cette dernière phrase est réactionnaire, elle n’est ni progressiste ni réactionnaire, mais le conséquent de simples observations). Bref.

Une autre forme de désertion attire notre attention dans ce numéro, celle des snobs. Leur désertion est moins violente, moins face à face avec la société, disons plus en biais. Désertion en arabesque. Deux écrivains l’incarnent aujourd’hui à merveille : Charles Dantzig, dont un excellent essai a paru en janvier, A propos des chefs-d’oeuvre (Grasset); Simon Liberati, post-décadent, dont les 113 études de littérature romantique ( Flammarion) sont un régal. Les deux hommes ne s’aiment pas beaucoup, (je le devine), car il est entendu que deux snobs ne peuvent s’entendre. Et pourtant, beaucoup de choses les rapprochent. A commencer par leur affection pour l’aristocratie, définition originale du snobisme. Passion de Proust pour les deux, passion des comtes et des comtesses, des ducs et des duchesses, des rois et des reines. Pour rire mais sérieusement aussi, Charles Dantzig assume un intérêt certain pour Les Aristochats; Liberati pour les pantoufles de Marie-Antoinette. Ils ont tous deux une aversion pour le naturalisme dominant de notre époque, incarné par Michel Houellebecq, (même si, paradoxe de ce dernier, il préfaça un livre du décadent Remy de Gourmont). Anti-naturalistes, ils sont du côté de l’artifice, des Baudelaire, des Huysmans, des Wilde, des Barbey d’Aurevilly (dont un Quarto, qu’on attend avec impatience, paraîtra en février). Ils aiment les auteurs rares, empoussiérés. C’est pourquoi s’ils citent les grands auteurs, ils ne manqueront jamais d’évoquer quelques romanciers, peut-être meilleurs, et hélas enterrés vite. En vrac : Rémy de Gourmont, Jean Moréas, Paul-Jean Toulet, J.J. Weiss, Max Beerbohm, Jean de Tinan et quelques auteurs latins mis aux oubliettes.

Ni l’un ni l’autre, dans leur essai respectif, analysent. Trop pesant, trop lent, trop grave. Ils se souviennent certainement de cette phrase de Léon Bloy : « Fuyez l’analyse comme le diable. » On mise sur la forme, sur des phrases qui finiront par faire musique. «Attraper la note», écrivait Flaubert ! Aspiration à la légèreté, à l’élégance, et l’air de rien, à l’essentiel.

Tous les deux citent avec émotion le Satyricon de Pétrone, sûrement à cause du personnage haut en couleur, Trimalcion, dont on dit souvent qu’il est le premier snob de la littérature.

Les deux hommes désertent en douceur, en hauteur de vue, tout en rupture avec la société, c’est-à-dire le majoritaire.

Disons-le franchement : nous n’avons pas affaire à de grands démocrates; de chacun il faut lire l’essai pour percevoir que la distinction, c’est-à-dire l’exclusion, est au coeur de leur goût. Pas d’intérêt chez ces messieurs pour la culture de masse. Un dégoût même. Leurs livres ne s’adressent pas au plus grand nombre. Mais les grands écrivains sont-ils du côté de la démocratie? Rien n’est moins sûr.

Vous l’aurez compris, ce dossier sur le snobisme littéraire est à prendre dans un sens mélioratif. Il s’inscrit dans une histoire littéraire, riche. Il ne s’agit pas de faire un inventaire des snobs de salons, salonards de peu d’intérêt, mais plutôt de rappeler, qu’aujourd’hui comme hier, le snobisme, en littérature, est fécond. Il finit par faire art.