Une vie, celle de la Victoria du titre, comme un flot fluide, entrecoupé d’ellipses, qui sont moins des cassures dans le récit que des tunnels qu’on emprunte d’un stade à un autre sans même s’en apercevoir. Vies multiples. La gamine lunaire, un peu perdue, qui vit chez sa tante égrotante, puis est hébergée chez Fanny, la narratrice, dont elle devient de facto la soeur adoptive. La jeune femme : ses boulots (disquaire, vendeuse dans un magasin de fringues), ses amours (Thomas, puis Sam le musicien), ses enfants (Marie, puis Charlie) – et son avenir, une page blanche, que le film laisse en suspens au bout de son heure et demie. Une vie et des morts : la tante, la mère de Fanny, Sam. Une vie ordinaire, somme toute, lovée dans un écrin paré de couleurs stylisées, estompée ici par des atmosphères nocturnes, là par la neige qui feutre la ville. Mais l’ordinaire est souvent trompeur – ou plus riche qu’il n’y paraît.
Car, dixit Fanny, Victoria « avait toujours l’air un peu ailleurs ». Civeyrac tourne un film à double fond, il capte les frémissements de cet ailleurs qui trouble la surface du récit. C’est d’abord – élégance de la reconnaissance – le livre de Doris Lessing, Victoria et les Staveney, dont il rappelle la présence à la périphérie de son film. Voix off de Fanny, qui écrit l’histoire de Victoria, découpage en chapitres : Mon amie Victoria n’est pas un film « littéraire », au mauvais sens du terme (surécrit, surdialogué), mais la littérature est toujours là, comme une présence tutélaire, un arrière-monde.
Victoria vit à la croisée des mondes, il est toujours question d’autres univers, de la façon dont ils interfèrent, se recoupent, se repoussent. Car Victoria est noire ; la famille de Thomas, et de son frère Édouard, est blanche ; Victoria ne vient pas du haut de l’échelle sociale, les autres sortent de la (très bonne) bourgeoisie. Civeyrac donne à voir la façon dont la bonne conscience bobo peut, sous couleur d’humanisme (pas insincère, d’ailleurs), retomber presque involontairement dans les ornières du paternalisme et de la domination. Voici Pascal Greggory, le père de Thomas, grand-papa gâteau de la petite Marie, la fille de Victoria et Thomas. La gamine est invitée quelques jours dans la grande maison de campagne familiale. Victoria, robe crème à fleurs blanches, leur rend visite. Le grand-père et Marie font la course sur la route. Victoria reste seule, derrière. Mélancolie de la mère dépossédée, de celle qui perd sa fille, devenue l’enfant chérie des autres. Civeyrac n’assène pas de discours, il ne glose pas, il glisse, mais voilà, il y a bien spoliation, privation, domination. Comme on voudra.
Mais si politique il y a dans Mon amie Victoria, elle n’a rien du constat brut ou de la clameur militante. Elle se nimbe, au contraire, de magie. Il y a ces plans sur une maison de poupées, comme une maisonnette de conte de fées, les crises de somnambulisme de Victoria, ou encore ces moments où le vent s’engouffre comme un intrus, vecteur d’on ne sait quelle force (on pense en particulier à la mort de la tante où des fenêtres claquantes semblent marquer l’irruption d’un être surnaturel, peut-être démoniaque). Autant de suggestions d’une « surréalité » occulte, fantastique. L’autre monde devient un outre-monde.
À noter : parution chez De L’incidence Éditeur d’Écrit entre les jours, un recueil de textes de Jean Paul Civeyrac, 220 p., 19 €