L‘Ange blessé suit séparément quatre adolescents qui n’ont en commun que le lieu – quelque part au milieu de plaines incultes –, mais parmi eux le parcours du surnommé Poussin, bien que placé en second, peut être librement interprété comme l’épisode fondateur des trois autres. Poussin se prépare à une audition de chant lyrique. Le premier plan le voit chanter l’Ave Maria : fragile mais prometteur. Puis une mauvaise grippe lui casse la voix. Après des efforts vains pour la retrouver, Poussin admet qu’il ne chantera plus. Et court intégrer une bande de petites frappes où il rackettera à coups de poing et de pied.
Au préalable, Poussin a égorgé la poule qu’il chérissait car elle lui donnait les oeufs dont le jaune entretenait ses cordes vocales. Le cercle vertueux est cassé. Puisqu’un récit à venir amalgamera cette déchéance à celle d’un ange blessé, appelons cela « la chute », titre d’un des quatre chapitres. Elle prend ici la forme spécifique d’un divorce, non pas tant avec la nature ou le règne animal qu’avec la chair, entendue dans son sens métaphysique. Puisque la poule ne peut rien pour ma voix, pour ma vocation, la chaîne est rompue qui menait de la matière à Dieu. Plus que jamais la chair est triste.
Les quatre garçons partagent avec le héros du stupéfiant Leçons d’harmonie, premier film du même Baigazin, dont on retrouve ici l’acteur principal, une austérité qui confine à un purisme dont leur commune maigreur serait la marque, le stigmate. Tout est fait pour réduire la matière à son plus simple appareil, l’existant à sa plus sobre expression : sols caillouteux, murs vides, rues désertes, ciel sans nuages. Et les intérieurs éclairés par l’étique flamme d’une bougie depuis que, nous apprend un panneau introductif également sobre, la crise d’après la fin de l’URSS provoque de fréquentes coupures d’électricité.
Le fait historique sonne comme une aubaine formelle, tant il est propre à soutenir l’effort général, l’épure programmatique. Car il faut se purifier de quelque chose. Il faut se purger. Qu’on s’en asperge longuement ou qu’on la boive dans des quantités indues, l’eau est dans cette optique le dernier auxiliaire à peu près fiable. Pour le reste, on ne comptera que sur soi. On sera un moine. Un anachorète. On n’aura ni ami, ni frère, ni père, ou bien de passage et vite reparti. On vivra de peu. On sera aussi économe en mots qu’en gestes. On ne sourira jamais. On sera un peu dingue.
Assurément, Baigazin va trop loin. La fixité de ses plans est trop radicalement fixe.L’immobilité des corps trop immobile. Ses cadres trop cadrés. Ses plaines trop mornes. Le laconisme forcé. La gravité appuyée. Les têtes de ses adolescents trop basses, leurs épaules trop rentrées, leur solitude trop solitaire, la soupe trop frugale. Baigazin va trop loin, et il se pourrait bien qu’en deux films il ait déjà épuisé les ressorts de sa première manière, et qu’un troisième de même facture (mêmes acteurs, mêmes lieux, même minimalisme) nous lasse. Mais en l’état, on aime encore s’infliger cela. Ses outrances mystiques font encore le prix de ce cinéaste venu de l’espace – ou du Kazakhstan, ce qui en revient au même. Aussi bien que sa façon de mener son affaire sans concessions, comme tous les irréductibles embarrassants – premier chef Tarkovski, seule référence possible de ce cinéma autoréféré. De tenir son cap austère au-delà du raisonnable, jusqu’à son point de folie.
La folie des quatre gosses est celle de la tique célébrée par Deleuze : elle tient dans la réduction du vivant à quelques modalités sur quoi placer toute la concentration, toute l’intensité. À l’image de son premier héros obsédé par la saleté et piégeur d’insectes, un personnage de Baigazin se dessine en deux traits que tracent les opaques plans d’ouverture. L’un chante et a les yeux bleus. Un autre coule du mercure dans du bois creux et récupère des métaux dans les usines désaffectées. Un autre est porté sur le végétal et entièrement requis par un examen scolaire. Fatalement la monomanie tourne à l’obsession, à la fixette. Elle est de la folie en puissance. On commence par ne penser qu’à son herbier, et on finit par croire qu’un arbre pousse à l’intérieur de soi. Vient-il en lieu et place du foetus qu’on a demandé à sa petite amie de tuer dans l’oeuf ? Est-ce punition de ce péché contre la vie ? Peu importe : un arbre pousse en soi, et qu’il faut arroser. Alors on boit toute la journée. On finira dans un lit à ciel ouvert, posé au faîte d’une colline, un bocal à portée de main. Ce sera à prendre ou à laisser. Pour l’instant nous prenons.