saltHerzog est un cinéaste qui rêve éveillé, les yeux et la caméra grand ouverts. Mais le rêve chez Herzog est préfreudien. Il n’y a rien, dans Salt and Fire,  qui relèverait d’un code symbolique. Si ce film se voit comme un rêve, c’est d’abord parce qu’il baigne dans un bain léthargique, que l’état physiologique dominant est un état second, proche du seuil du sommeil. Laura (Veronica Ferres), flanquée de deux acolytes (dont un désopilant Gael García Bernal), atterrit en Bolivie. Laura est scientifique, elle vient enquêter sur une catastrophe environnementale, le « diablo blanco  », soit l’extension, comme une lèpre blanche, d’un gigantesque territoire salin. Arrivée à l’aéroport. Sentiment d’être dans un film de Romero : le travail sur la lumière, la caméra qui dodeline, sombre dans la spirale du sommeil, les autres passagers et leur allure de somnambules. On reconnaît Herzog, son goût pour la retranscription visuelle des moments ou la conscience s’éclipse, relève d’autres grilles de perceptions que la norme (comme Fini qui ne voit plus et n’entend plus dans Au pays du silence et de l’obscurité ).

Le trio, mis en condition, peut passer de l’autre côté du miroir. Le rêve commence vraiment. Avec des allures de cauchemar, d’abord : ils sont tous trois kidnappés par Matt Riley (Michael Shannon, bloc de mélancolie impénétrable et séductrice), businessman aux intentions hermétiques, accompagné d’un scientifique en fauteuil roulant, Krauss ( joué par Lawrence Krauss, si, si le célèbre physicien luimême) héritier incongru du docteur Folamour. On comprendra que Riley s’estime responsable du « diablo blanco  », et qu’il est à la recherche d’une rédemption. Mais on se fiche un peu, et Herzog aussi de ces torsions scénaristiques, car la plongée dans le monde du rêve se poursuit : le film devient une machine à mettre la logique en sommeil. Krauss est parfaitement ingambe, il utilise seulement son fauteuil roulant quand il est « fatigué de la vie » ; un perroquet cite Nostradamus renvoyant à une pensée pré-scientifique, tout comme l’allusion de Riley, érudit et bibliophile, aux « procès contre les animaux » du Moyen Age.

Et maintenant qu’on est débarrassés, comme Laura, du fardeau de la raison raisonnante, les plus belles séquences peuvent commencer. Laura est en effet abandonnée, avec deux gamins aveugles, au pied d’une espèce d’îlot couronné de cactus, en plein coeur du désert de sel. Mosaïque de plaques craquelées à la blancheur éblouissante, ciels d’une beauté à mettre au chômage les plus grands coloristes : Herzog filme magnifiquement le désert. Et les voilà tous les trois, elle et les deux gamins l’oreille collée au sol. « Uturunku » dit l’un des enfants : le nom du volcan dont on entend le grondement. Plan sur un mug rempli d’eau, dont la surface tremble. Le désert de sel, remarque Laura, est comme une « gigantesque membrane ». Une peau hypersensible qui capterait dans ses frémissements quelque chose qui bouillonne plus loin, plus bas. On est au bout du rêve : ce moment où quelque chose d’autre apparaît dans la conscience, s’exprime. Se révèle au rêveur, comme les dieux antiques s’adressaient aux endormis. En l’occurrence, c’est la Terre. Si Salt and Fire  est un film écolo,c’est parce qu’il donne la parole à la Terre.