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C’est la nuit de Noël et pourtant une voiture est en feu. Un feu de joie ? Non, l’incendie du désespoir politique et social. Car des flammes consument l’âme des habitants de l’une des villes les plus pauvres de France, une ville qui ne s’est toujours pas remise de la vague de désindustrialisation des années soixante-dix et quatre-vingt. À Roubaix, en effet, 43 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 75 % du territoire de la ville est classé en zone urbaine sensible (ZUS). Or, la commune des Hauts-de-France est aussi, on le sait, la ville natale du cinéaste. Il y a déjà tourné mais n’en a jamais fait le sujet principal, le coeur ardent d’un film entier. Connaissant le travail de Desplechin, on s’interrogeait : comment va-t-il s’y prendre pour réussir à regarder avec sérénité une agglomération qu’il a fuie comme si c’était l’enfer sur terre ? Eh bien en y plaçant un personnage hors du commun, le commissaire Daoud, un homme investi de la grâce de voir l’âme des êtres que son boulot de flic met sur son chemin : des petits malfrats en bout de course, des arnaqueurs minables, des citoyens en déshérence, des enfants incapables de parler à leurs parents, des filles qui ne semblent pas avoir d’autre choix dans l’existence que de tapiner et… des meurtrières. Deux meurtrières précisément : Marie et Claude, Claude et Marie, deux femmes qui ont commis l’un des actes les plus inhumains qu’on puisse imaginer : l’assassinat, de sang-froid, d’une vieille femme seule. Et pourtant, en dépit du caractère monstrueux de leur forfait, une lumière se lève sur leurs visages au fur et à mesure qu’elles avouent. Pourquoi cette lumière ? Quelle est cette lumière ? C’est ce que nous avons cherché à savoir en nous entretenant longuement avec Arnaud Desplechin. Vous découvrirez, dans les pages qui suivent, avec quelle finesse, quelle probité, quelle culture (sont cités pêle-mêle Roth, Levinas, Dostoïevski, Lanzmann, Dreyer, Hitchcock, Bergman et Kechiche) l’un des meilleurs réalisateurs français d’aujourd’hui s’emploie à expliquer pourquoi, selon lui, une âme n’est jamais morte.

La dernière fois que nous nous étions rencontrés, vous citiez Yeats : « D’Irlande, nous sommes partis/ Une grande haine, un petit espace nous ont estropiés dès le début/ Depuis le ventre de ma mère, je porte en moi/ Un coeur fanatique ». Vous disiez que si l’on remplaçait l’Irlande par Roubaix, ces vers exprimeraient vos sentiments par rapport à votre ville natale. Est-ce parce que vous avez toujours vu Roubaix comme une malédiction, que c’est là qu’il fallait chercher la lumière ?

Sûrement. Je suis allé explorer un Roubaix que je n’avais jamais montré. Un Roubaix où les gens vivent dans des conditions défavorisées. Un Roubaix où les habitants font une expérience de la ville très différente de celle qui fut la mienne. Roubaix est une ville algérienne et j’ai toujours vécu comme une culpabilité le fait de ne pas parler un mot d’arabe. Cela me donnait l’impression de ne pas avoir habité cette ville. En ce qui concerne le rapport que j’entretiens avec Roubaix, je pense toujours à Roth et Newark. Il existe un texte de Roth où il décrit comment il s’est rendu à Newark pour participer à un hommage à son père qui recevait une décoration à titre posthume. Voilà ce qu’il dit en substance : c’est mon père, lui qui était agent général d’assurances, qui est le héros de cette ville, c’est lui qui connaissait chaque quartier, chaque palier, chaque porte, chaque cuisine. Je suis seulement celui qui a mis en fiction le savoir de mon père.

Faire ce film sur Roubaix aura donc servi à habiter une ville que vous aviez le sentiment de ne pas avoir habitée ?

Que j’ai la culpabilité d’avoir mal habité, oui.

Et cela fonctionne ?

Oui… Cela tient en partie au fait que, hormis quatre acteurs professionnels, tous les acteurs du film sont des habitants de Roubaix qui jouent leur propre rôle. Cela m’a mis dans un rapport à la ville cru et bouleversant.

Le film s’ouvre sur une voiture en flammes. On a le sentiment que la ville est en feu… Est-ce que Roubaix fonctionne ici comme une métaphore de la France ?

Oui, je l’ai pensé comme ça. L’action pourrait se passer n’importe où en France. Je voulais brosser un portrait du désarroi contemporain. Il faut néanmoins noter qu’il existe une spécificité roubaisienne. Je pense à cette mention qu’on voyait sur les bistrots belges lorsque j’étais enfant : « interdit aux Arabes et aux chiens ». Mais surtout je voulais montrer la douleur sociale à travers une institution, la police. Et cela sans que le film ne porte de jugement. Est-ce une bonne institution ? Je ne sais pas. Une institution n’est pas parfaite. Elle est ce qu’elle est. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’admire tant les documentaires de Wiseman sur les institutions. Dans le film, Daoud a une réplique qui me bouleverse. C’est au moment où il se trouve avec Claude dans une fourgonnette. Quand celle-ci lui raconte que son fils a été placé dans un foyer, il lui dit : « c’est bien, je t’assure ». N’importe quel personnage, à sa place, aurait répondu : « ah ce n’est vraiment pas de bol, il va finir en taule ! ». Mais Daoud, lui, croit à l’institution. Il pense que le foyer c’est mieux que rien, que c’est mieux que d’être à la rue, que c’est déjà bien qu’il existe des institutions. Car la CAF et le commissariat sont les deux derniers remparts avant l’extrême pauvreté.

Le film humanise les policiers. En cela il est à contre-courant de la façon dont ils sont perçus aujourd’hui, à gauche en tout cas…

Il est vrai que nous avons rarement connu, en France, un tel niveau de répression policière et que la politique de notre actuel ministre de l’Intérieur est musclée. Mais, avec ce film, je tenais moins à montrer une institution que des trajets de femmes qui passent par une institution : la jeune fille violée, la jeune fille fugueuse, la copine de la fugueuse, la mère de Farid, Marie, Claude, etc. C’est pourquoi je ne voulais pas donner de vie privée aux policiers et seulement les filmer dans leur activité professionnelle. En ce sens, mon film n’est pas raconté du point de vue de la police.

De manière générale, Roubaix, une lumière n’apparaît pas comme un film en colère : Daoud n’est pas en colère, le film ne se présente pas comme un brûlot. Vous ne semblez pas être en colère…

J’espère que je peux, parfois, être un cinéaste furieux. Les choses qui me mettent en colère sont des choses abstraites qu’on ne saurait traduire en fiction. Alors je les mets avec fureur dans mes films. Par exemple, le sociologisme me rend fou. Il devrait être interdit – que ce soit par compassion, par colère ou par militantisme – de réduire des êtres humains à leur statut social. C’est pourquoi je me suis toujours tenu à distance de la sociologie : je ne supporte pas qu’on enferme les gens dans une identité ou une détermination sociologiques. Or ce sont deux pièges dans lesquels tombe souvent la gauche, ma famille politique. Ce type de compassion confine les gens dans leurs déterminations et empêche de les rendre à leur liberté. C’est pourquoi, a contrario, je suis furieusement pour la psychanalyse qui, elle, permet aux individus de se ressaisir de leur liberté.

Le film évacue l’approche marxiste. Il ne s’y exprime pas, par exemple, une haine des riches telle qu’on l’entend jour et nuit sur BFM.

Ce n’est pas quelque chose qu’on sent à Roubaix. Même si certaines des plus grosses fortunes de France habitent Roubaix, c’est une ville globalement déshéritée. On n’y entend pas s’exprimer ce genre de ressentiment. Sans doute aussi parce que la ville est davantage traversée par l’affrontement entre les communautés que par les antagonismes de classe.
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Photo Laura Stevens