S’il y a, comme pour toute rentrée littéraire, beaucoup de romans qui n’auraient pas dû paraître tant ils sont loin d’être ce que doit être la littérature, il n’en demeure pas moins que quelques romans sont remarquables, comme vous allez le voir dans les cinquante pages de ce numéro de septembre. Oui, des romans, pas nombreux, prennent le temps et le risque de nous dire où nous en sommes, qui nous sommes, et de penser notre monde moderne. Nous avons trié : exit les formalistes qui jouent avec la langue et qui ont si peu à dire ; exit, plus encore, tous les romanciers qui n’en sont pas, qui n’ont ni poésie ni pensée, et qui, par un malheureux hasard d’édition, ont réussi à être édités. Donc, disais-je, des romanciers remarquables.

Et surtout : Philippe Forest qui, pour Transfuge, signe le plus beau roman de la rentrée, Le Siècle des nuages. Roman total, au coeur intelligent, liant l’histoire du XXe siècle à l’histoire de l’aviation, à l’histoire de son père. Roman à première vue classique, proustien dans la langue, mais qui en vérité évoque les préoccupations de notre époque.

La technique d’abord : Forest écrit sur l’aviation qui rêva à sa naissance, au début du siècle dernier, de relier les quatre coins du monde afin que tous les peuples puissent mieux se connaître et alors mieux se tolérer. L’aviation fut donc en son commencement un rêve démocratique. Et le rêve de son père. Mais le rêve s’épuisa avec les deux guerres mondiales. La technique devint synonyme de destruction. Elle passa du bien au mal et les avions se transformèrent en engins de mort. Au désespoir de l’humanité, au désarroi de son père. Puis les progrès techniques devinrent soutien du capitalisme, car l’aviation, après les années 70, s’éloigne de ses idéaux de jeunesse, finit obsédée par la rentabilité, et accompagne l’explosion du tourisme de masse, face noire de la démocratie.

Forest creuse une autre des grandes préoccupations contemporaines : la transmission. On ne l’ignore plus depuis Arendt : on ne sait plus trop quoi transmettre depuis que la tradition, par la modernité, est rejetée à ce point. Alors Forest s’interroge : que peut-il transmettre de l’histoire de France et de l’histoire de son père ? Quasiment rien, nous confesse-t-il, sinon le doute de ce qu’a été la France et de qui était son père. On ne sait pas grand-chose, ne cesse-t-il de nous répéter. L’Histoire est opaque, et son père, une énigme. La puissance du roman, semble-t-il nous dire, n’est en fait que faiblesse.

Forest ne s’arrête pas là et nous amène à voir ce qui se cache derrière cette opacité : le vide. Il s’empare d’une des grandes questions qui nous habitent, celle si brûlante du nihilisme. Cette tentation traverse tout le roman. Par l’évocation, bien sûr, en de nombreuses pages, de l’apocalypse que furent les deux grandes guerres. Et par l’évocation, aussi, de ce qu’ont pu éprouver son père et lui-même, une fois vieillis, devant la vanité de toute chose, et de leur carrière professionnelle en particulier, pilote de ligne pour le premier, romancier pour le second. Le roman nie l’existence de Dieu, du diable, de la transcendance, et semble suggérer une impossibilité à arrêter une conception du monde, toujours mobile. Il touche là au coeur de notre civilisation.

Mais tout n’est pas foutu pour Forest, il y a un sursaut dans les dernières pages : « cette pauvre petite chose de papier usé », c’est-à-dire son roman, combat le rien, sauve un peu. Le Siècle des nuages est ce combat magnifique, toujours perdu, contre le nihilisme.

Comme Don DeLillo, Bret Easton Ellis, Michel Houellebecq et quelques autres romanciers sélectionnés pour cette rentrée littéraire, Philippe Forest s’attaque finalement, avec un brio exceptionnel, à la grande question du XXe siècle et sûrement, hélas, du XXIe siècle, celle du mal, ce qu’en d’autres termes Franz Kafka appelait « la croissance de la puissance de mort ».