suleimanComme dans It Must Be Heaven, où le personnage principal ne dit qu’une phrase de tout le film (« je viens de Nazareth, je suis Palestinien »), le protagoniste de Chronique d’une disparition, le tout premier long-métrage d’Elia Suleiman, se contentait de prononcer quelques mots – « il pleut de la culture » – alors qu’un livre tombé du ciel atterrissait à ses pieds. Ce laconisme décalé, désespéré et hilarant à la fois, caractérise un style cinématographique où le burlesque dialogue avec la mélancolie et où la rareté des dialogues fait entendre la poésie et la spiritualité du silence. Un style, en somme, qui traduit une résistance douce mais opiniâtre à la folie du monde.

Résistance, poésie, absence de militantisme pamphlétaire, voilà donc les éléments définissant le travail de Suleiman depuis ses premiers courts-métrages (Hommage par assassinat et Introduction à la fin d’un argument) réalisés dans les années quatre-vingt. À l’époque, le réalisateur habite New York où il s’est installé en 1982, vivant tant bien que mal de boulots alimentaires. Autodidacte, il passe dix années dans la Grande Pomme à lire et à écrire des essais. En 1994, il déménage à Jérusalem où on le charge de créer un département art et média à l’Université de Beir Zeit. C’est seulement en 1996 qu’il réalise son premier film – Chronique d’une disparition – qui raconte… comment un cinéaste palestinien tout juste revenu des États-Unis cherche un sujet de film. C’est alors que le réalisateur créa un personnage destiné à revenir dans ses films suivants, un personnage muet et lunaire nommé Elia Suleiman, un personnage qui parce qu’il ne pipe pas mot, remet entièrement le spectateur à son sens de l’observation, un personnage qui ne se place jamais en position de juge ou de surplomb, un personnage, enfin, dont les faits et gestes sont nourris de la vie et des observations du réalisateur qui n’a eu de cesse de transposer poétiquement son expérience personnelle de Palestinien errant entre la France où il vit depuis 2005, le Liban, le Qatar et les territoires palestiniens. Ainsi ses deux films suivants – Intervention divine en 2002 et Le Temps qui reste en 2009 – sont hantés, conjointement, par le conflit israélo-palestinien et par la mort de ses parents.

Avec It Must Be Heaven, Elia Suleiman quitte le territoire de son pays pour Paris et New York. Un périple qui le conduit à dresser le constat suivant : nous sommes tous, dans l’existence mondialisée qui est désormais la nôtre, soumis à un ordre qui peut être militaire, qui peut être violent et qui peut nous alièner et nous rendre étrangers à nous-mêmes. Mais aussi désespéré soit ce tableau, le cinéaste palestinien en brosse le tableau avec une telle verve comique, une telle spiritualité et un tel désir de consolation que – paradoxalement – il nous offre la possibilité de nous ressaisir de nos vies.

Vos trois premiers films montraient des manifestations de violence liées au conflit israélo-palestinien. It Must Be Heaven fait plutôt le constat d’une sorte de mondialisation de la violence.

Vous savez, certains réalisateurs aiment faire des films de mafia, certains cinéastes ont un goût pour la représentation de la violence. Ce n’est pas du tout mon cas. Je ne vais pas vers la violence, c’est la violence qui vient vers moi. C’est mon destin. Je n’ai pas souhaité traverser toutes ces expériences. Je pense que si j’étais allé vivre sur une île paradisiaque, la violence aurait surgi aussi. C’est comme s’il existait un complot cosmique contre moi (rires). Laissez-moi vous raconter une anecdote : quand je retourne en Palestine tourner un film, les gens me disent : « oh non, s’il te plaît, ne tourne pas un film, sinon une guerre va éclater ! » (rires). Plus sérieusement : je ne crois pas qu’on puisse aujourd’hui échapper à la violence du monde. Nous en sommes tous témoins. Je vis à Paris depuis 2005. Ces dernières années, je sentais que cela allait mal tourner. Vous savez, quand on a vécu longtemps dans une zone de conflit, on développe une sorte d’instinct. Un peu comme les chiens avec les tremblements de terre. Je sentais mon coeur se briser. Et cela avant même que les attaques terroristes se produisent à Paris. J’ai écrit le scénario avant les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Et je pensais que mon film retentirait comme un signal d’alarme… À la différence des Français, je n’avais pas la possibilité de trouver une issue collective à ma douleur. Mon désespoir fut profond. Quand on vient d’une zone de conflit, faire de nouveau l’expérience de la violence sur votre terre d’accueil est une expérience complètement traumatique, solitaire, déprimante. C’est comme si une couche de violence s’ajoutait à une autre couche de violence. La même chose s’était produite pendant la seconde intifada, quand j’avais tourné Intervention divine. Dans les deux cas, j’ai voulu renoncer à tourner. Je me souviens qu’avant le tournage d’Intervention divine je suis allé voir Humbert Balsan pour lui dire que je renonçais au film, que les choses avaient déjà eu lieu, que ce n’était pas la peine de les reproduire sur l’écran. Il a éclaté de rire et m’a dit d’aller tourner. Il y a même des scènes écrites dans le scénario de It Must Be Heaven que j’ai enlevées, des scènes qui ressemblaient encore plus à ce qui s’est passé dans la réalité.

Mais dans le film ce n’est pas seulement la violence qui s’est mondialisée, ce sont tous les comportements…

Vous avez raison. Et puis de toutes les façons, produire une image esthétique c’est proposer une interprétation critique et poétique de la réalité. De plus, dans mes films, je fais tout pour ne pas m’attarder sur la violence, j’essaie de dévier le plus rapidement possible. De prendre un autre chemin. Le burlesque me sert à contenir le désespoir. Et à susciter l’espoir. 

Le personnage du film s’appelle Elia Suleiman. Avez-vous eu, comme lui, connu l’espoir que les choses puissent être « paradisiaques » ailleurs ? Ou du moins pacifiques et harmonieuses ?

Oui, c’est un film très personnel. Je cherche un lieu où règnent le calme, le repos et la beauté, un lieu où l’angoisse est absente, un lieu où l’on peut ressentir la pure poésie de l’existence. Mais, au cours des dernières décennies, l’espoir qu’un tel endroit puisse exister s’est considérablement rétréci. Si par exemple vous et moi discutions de l’endroit où nous croyons possible de vivre une telle existence, eh bien nous ferions un catalogue de lieux, puis très vite nous nous rendrions vite compte qu’aucun ne correspond vraiment à ce que nous cherchons.

Et si vous demandez autour de vous : « qui est heureux ? », vous aurez du mal à trouver une personne qui vous réponde : « moi, je suis parfaitement ajusté à ce que je fais, parfaitement au diapason du lieu où j’habite ». Il faut ajouter que lorsque je fais un film, je ne me contente pas de rejouer mon expérience personnelle. J’essaie de voyager dans la vie des autres, de chercher l’ambiance de l’époque. C’est l’ambiance de notre époque qui est la vraie protagoniste de mes films. Ce film est né d’expériences personnelles mais lorsque dans la rue je regardais les autres dans les yeux, lorsque je me demandais comment ils parvenaient à continuer à se tenir droits, ne serait-ce que dans leur maintien corporel, j’ai eu le sentiment que quelque chose n’était pas dit, que quelque chose n’était pas exprimé. Non seulement quelque chose en rapport avec la régression généralisée qui caractérise notre époque et avec la catastrophe écologique qui est en cours, mais aussi quelque chose d’autre. C’est cela que j’ai voulu trouver et partager avec ce film : une expérience aliénée, quelque chose dont on peut parler mais seulement avec la plus grande hésitation. Et si j’ai voulu exprimer cette expérience, c’est pour trouver une consolation. Pour que les gens se rendent compte, en regardant le film, qu’en fait nous ressentons tous la même chose.[…] EXTRAIT… 


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Photos Laura Stevens