Premiers plans : des machines-outils tournent à vide. Une usine non de chaussures, ni de connecteurs électroniques, ni même d’ascenseurs comme elle l’était encore il y a peu, mais de rien. Le film titré L’Usine de rien se pose dans une usine qui ne produit rien, dans une fabrique (fábrica en portugais) qui ne fabrique rien.
La première des six demi-heures que compte le premier long-métrage de Pedro Pinho frappe par la littéralité sèche de son diagnostic. C’est qu’il y a, quoi qu’on dise, un niveau de réel, une étape de la réflexion, où les choses sont sans mystère, où un chat est un chat. Pas besoin de douze ans pour comprendre que la surprise du directeur de l’usine en apprenant qu’un camion a embarqué des machines est feinte. Dès la scène suivante ce probable patron voyou se carapate – sans omettre de nourrir ses poissons, car il a un coeur. On ne s’épuisera pas non plus à décrypter le jeu des trois qui juste après rappliquent en voiture noire : propriétaire de l’usine, directrice des ressources humaines, ingénieur en organisation sociale. Toute maternante soit la première, toute doucereuse la deuxième, tout chauve le troisième, ils sont là pour mener les réformes qu’impose cette période dite compliquée ; c’est-à-dire pour restructurer ; c’est-à-dire pour licencier ; c’est-à-dire pour proposer à chacun une indemnité de départ en échange de sa docilité au sort implacable qui s’abat sur nous, blabla. Les ruses du capitalisme ne sont pas très rusées. Tout juste sont-elles perverses, imposant aux bleus de travail des dilemmes ingérables, instillant parmi eux le poison du soupçon et de la discorde pour mieux régner. Même la démarche de la DRH auprès de Clara, dans son salon de manucure, pour qu’elle convainque son compagnon ouvrier de ne pas lutter est aussitôt lisible, et d’ailleurs aussitôt explicitée par elle. Tout est clair. Toute cette comédie de la délocalisation est, sans nuance, à vomir.
Pedro Pinho ne feint à aucun moment de ne pas penser ce qu’il pense. Ne feint d’aboutir, via une fiction qui soi-disant la démontrerait, à sa conviction de départ. Il ne s’est pas découvert anti-capitaliste en regardant son film. Très tôt une voix off s’injecte, celle d’un intellectuel sans doute, qui dit la contradiction de ce libéralisme occupé à supprimer le travail humain auquel il doit toute sa richesse. On voit à quoi on a affaire.
Les mots dans les choses
Mais cette phraséologie marxiste, qui imprègne d’autres lectures off sur l’apocalypse durable ou l’oxymorique crise structurelle (si c’est structurel ce n’est pas une crise), n’est pas la marque d’un film de propagande. La propagande, c’est l’opinion qui ne dit pas son nom et irrigue les plans sans jamais s’exposer à nu, sans jamais s’assumer. La propagande, c’est les dizaines de fictions politisées sans le savoir qui nous arrivent chaque année – Toledano et Nakache nieraient assurément que Le Sens de la fête est macronien par tous les pores. Un film politique n’est pas plus gorgé d’opinions qu’un autre, sa spécificité est que, se sachant gorgé d’opinions, il les affiche, les objective, les constitue comme une matière à interroger.
Objectiver les énoncés théoriques revient à les incruster dans la chair du film. A incruster les mots dans les choses, et que tout ça travaille dans le même plan, sur un même plan. Il y a des énoncés et il y a des situations, les premiers pas moins concrets que les secondes, les mots pas moins concrets que les choses, et tout cela forme la matière de l’oeuvre.
Une voix off, parce qu’invisible, risque d’être perçue comme la voix de la vérité (pravda), donc elle doit être objectivée. A côté de certaines bribes théoriques tirées d’émission de radio ou de conférences en ligne, un des segments off est répété à l’identique mais cette fois son émetteur s’incarne à l’écran. Sexagénaire et dégarni, il dîne avec d’autres. Ce qu’il dit ne tombe plus du ciel comme une idée platonicienne. Ces mots sont d’un homme, discutables en cela. Et donc discutés par ses compagnons de table, des intellectuels comme lui, des types sans bleu de travail, le bataillon verbal de la petite armée de gauche. Pedro Pinho n’arrive pas au marxisme, il en part et le discute. Exerce l’acuité analytique du marxisme contre lui. La pensée dialectique, c’est sa noblesse, se dialectise d’abord elle-même.
La présente discussion porte sur l’autogestion. A celui qui observe qu’une usine autogérée demeure prisonnière d’une logique marchande, et qu’en ce sens le capitalisme peut s’en accommoder, d’autres objectent qu’elle est malgré tout une solution provisoire pour des ouvriers menacés par la déchéance sociale. Cette scène, conclue sur un plan silencieux d’un des débatteurs soudain gagné par la lassitude, n’organise pas seulement son propre épuisement. Elle est aussi un coup d’arrêt que s’impose le film en son milieu. Car on commençait à le voir venir. On voyait se mettre en place un récit devenu canonique depuis quelques années. Le plan social avait bien sûr mené à la grève, puis la grève à l’occupation, et l’occupation ne tarderait plus à muter en autogestion. Ainsi la fiction, inspirée par l’histoire réelle de la reprise d’une usine portugaise par ses ouvriers pendant vingt ans, comme en informe un panneau final, aurait gaiement cheminé d’une impasse à une issue. Une sorte de feelgood movie version ouvrière ; un Full Monty qui aurait lu Le Capital, et dont on sortirait gonflé de l’espoir qu’un autre mode de production est possible. Mais la douce pente fictionnelle est stoppée net par l’embuscade documentaire de ce repas bavard, comme elle l’est une heure plus tard par un montage d’interviews des grévistes face caméra. Souvent L’usine de rien semble se dire à soi : ne nous emballons pas. Gardons un peu de distance. Restons lucides.
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