On le sait, les expositions de cinéma doivent toutes affronter la même difficulté : comment exposer le septième art sans céder à une pédagogie sèche ou à un fétichisme un peu vain. En effet, si c’est pour me prouver, accrochages à l’appui, que tel cinéaste a été influencé par tel peintre (ou tel sculpteur), un livre bien illustré me suffit amplement. Quand à voir les robes portées par Catherine Deneuve dans Peau d’âne, cela peut certes faire son petit effet, mais cela réduit le visiteur au rang de fan un brin fétichiste. L’enjeu donc est le suivant : un musée étant d’abord un espace, il faut trouver un espacement, une circulation, un mouvement, qui donne à sentir et à comprendre autrement l’oeuvre d’un cinéaste que ce que permet la vision de ses films.
Eisenstein, cela tombe bien fut le metteur en scène et le théoricien du passage. Selon le réalisateur d’Ivan le terrible en effet, pour que le cinéma soit extatique (pour que le spectateur puisse sortir de soi), il est nécessaire qu’il propose d’incessantes transformations (d’une qualité en une autre qualité par exemple). Autrement dit : non seulement une image doit passer dans une autre image mais les autres arts doivent dialectiquement traverser le cinéma. L’exposition imaginée par Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud donne à expérimenter ces transformations, ces passages, ces parasitages, ces traversées. En effet, aidés par Jean-Julien Simonot, ceux-ci ont imaginé des solutions scénographiques ingénieuses et fécondes pour que les oeuvres (signées du Tintoret, du Greco, de Goya, de Delacroix, de Piranèse, de Poussin, de Rivera, de Jacques Callot, de Rodin, d’Ensor, de Daumier, de Grandville, d’Hokusai, d’Hiroshighe, d’Utamaro, etc) exposées en regard des extraits de films du cinéaste russe n’apparaissent jamais comme de simples citations ou références mais forment, avec les scènes réalisées par Eisenstein, une forme de miroitant palimpseste. C’est-à-dire une grande coulée émotionnelle et extatique.
Une coulée qui donne corps à un concept formulé par Eisenstein dans ses écrits théoriques : le cinématisme. A savoir l’idée que le cinéma n’est pas né avec Edison ou les frères Lumière mais qu’il a toujours potentiellement existé dans les autres arts (Tintoret, par exemple, avait déjà compris le montage et les frises du Parthénon constitueraient le premier film de l’histoire). Ainsi le cinéma pourrait fonctionner comme une méthode qui permet d’analyser et de relire l’histoire de l’art.
C’est cette intemporalité (ou atemporalité) du septième art que l’exposition nous fait éprouver. Un exemple : les commissaires de l’exposition ont utilisé la verticalité de la grande nef du Centre Pompidou-Metz de sorte, d’une part, de rappeler qu’Eisenstein a toute sa vie travaillé à un projet intitulé Glass House (un film entièrement tourné dans un gratte-ciel en verre), mais aussi, d’autre part, à donner corps au rêve eisensteinien d’une image qui sortirait de l’écran, excéderait le cadre, et s’élèverait dans l’espace. Ce choix scénographique audacieux s’avère une réussite car ce débondage, ce décadrage, ce décollage, des images, nous le ressentons avec une intensité et une acuité rares. On sort transporté de cette exposition qui, en recréant un musée imaginaire, nous permet de renouveler notre regard sur l’oeuvre d’Eisenstein (et sur le cinéma en général).