luckyToute équation est un poème. Celle de Lucky paraît simple : un vieillard solitaire au beau milieu de l’Arizona, quinze minutes de yoga quotidiennes, un verre de lait, une promenade dans une bourgade digne de John Wayne (les supérettes en plus), suivie du retour à la maison pour les jeux télévisés et les mots croisés, le tout doublé d’un paquet journalier de cigarettes blondes. Il semble bien qu’à quatre-vingt-dix ans, Lucky ressasse le même programme depuis la nuit des temps. Et contre toute attente, du coeur aux poumons, son corps tient la route. Jusqu’au matin où il tombe sur ses mots croisés. Rien qu’une chute bête, sans blessure ni fracture ; mais qui le bouleverse. Pour la première fois, le vétéran entrevoit sa propre fin. Comme par hasard, la définition sur laquelle il achoppe tient en sept lettres : REALISM. Il n’en faut pas davantage pour que la mécanique se grippe, que son monde se délite. Millimétrique sans être obsessionnelle, la mise en scène dépeint subtilement cette éclipse, en se focalisant sur les détails du décor et des visages.

La réussite du premier long-métrage de John Caroll Lynch, connu en tant qu’acteur pour ses rôles d’épouvante, tient d’abord à sa pureté. Face à ce portrait ouvragé d’un homme au sein d’une communauté, difficile de ne pas songer à la générosité méticuleuse, presque documentaire, du cinéma de Jarmusch (auquel la distribution emprunte le savoureux barman de Paterson, Barry Shabaka Henley, pour camper le sien). Portrait aussi d’une Amérique immuable, coincée entre les cactus et le soleil, où la tôle a remplacé les rondins, mais où le vent a toujours un parfum d’harmonica – et où les tenancières de saloon font régner une loi séculaire. Point d’ancrage de cette mythologie, le lieu de boisson est l’occasion de nous dévoiler une galerie d’admirables personnages secondaires, à commencer par Howard (David Lynch), dandy paumé à la recherche de sa tortue fugitive. Si le réalisateur n’a aucun lien familial avec son célèbre homonyme, il fait preuve d’une tangible parenté artistique dans le traitement de l’étrange. Ses effets de lumière, sa photographie nocturne autant que son emploi du velours rouge ne sont pas sans rappeler Mulholland Drive.

Le clin d’oeil est réussi, renforcé par le choix de l’interprète principal, Harry Dean Stanton, présent dans le dernier opus de Twin Peaks et fétiche de Lynch. Révélé par Paris, Texas, on se rappelle soudain l’avoir aperçu dans Inland Empire. D’une vérité à couper le souffle – jusqu’à sa démarche et sa silhouette si particulières –, sa performance ne nous parle pas uniquement du troisième âge. Elle nous parle de la vie. De ce qu’on est en droit d’en attendre. De ce qu’elle ne nous offrira jamais. Car au fond, la seule erreur du chef-d’oeuvre Un jour sans fin (Harold Ramis) était d’appartenir au genre de la comédie fantastique. Nul besoin de science-fiction, en effet, pour que chaque jour se reproduise à l’identique. Par son onirisme brut et sa très grande délicatesse, Lucky nous fait opportunément don de l’unique remède pour échapper à la tragédie : sourire avant de fermer les yeux. Reste à espérer que Harry Dean Stanton, mort en septembre dernier, l’ait appliqué.